le fantôme de l’auberge du diable
par

je publie ici ce texte écrit entre 2006 et 2009, jamais diffusé - c’est un récit fantastique qui se déroule début XIXème et qui met en scène un médecin rationnel confronté à des phénomènes étranges qui viennent saper sa compréhension du monde.
En creux c’est une critique du transhumanisme et des occultismes.
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son auteur et la date de création : David Vial (2oo6-2oo9)
.
Le fantôme de l’auberge du diable
chapitre premier
Impossible de mettre la main sur ce maudit bonnet de nuit. Aristide Bonnard replonge dans sa malle, cherche encore sous les chemises et entre les vestes empilées, mais en vain, son précieux bonnet reste introuvable. Il peste contre le valet qui a préparé ses affaires puis il se résoud à l’évidence : il devra donc passer la nuit le crâne chauve malgré le froid piquant qui perce par les fenêtres de cette chambre miteuse aux murs de pierres, froids comme la mort.
Dépité, il passe sa main sur la peau nue de sa tête. Il frissonne et remonte tant qu’il peut le col de sa chemise. A quoi cela sert-il de faire des recommandations appuyées si le personnel n’en tient pas compte ? Il se promet dès son retour de tancer le responsable de ce qui pourrait bien être considéré comme un crime si jamais il lui arrivait de prendre froid.
Car il est vrai que la chambre est spartiate. Les fenêtres sont de facture grossière, elles ferment si mal que l’air qui s’infiltre par les côtés parvient par moments à faire vaciller la lueur des chandelles. Il tire alors sur le rideau crasseux et découvre un tissu rapiécé, troué, incapable de faire son office. A nouveau il peste.
Aristide Bonnard n’est pas d’un naturel délicat, mais en somme, il estime travailler assez
pour être respecté et profiter du minimum de confort que lui confère sa fonction. Maître Bonnard est avocat. Il plaide au Barreau de Biennal surtout des affaires de commerce, des contentieux et des faillites. En vingt ans de carrière il a eu le temps de goûter au mode de vie bourgeois, il a contracté certaines habitudes, dont celle primordiale, de porter un bonnet pour la nuit.
Au cours de ces années de carrière, monsieur Bonnard a aussi perdu l’habitude de
voyager. Cela lui arrivait un peu au début pour élargir la clientèle léguée par son prédécesseur, maître Elerant. A cette époque il était encore jeune, enthousiaste. Passer une ou deux nuits dans une auberge de campagne ne lui semblait pas si désagréable qu’aujourd’hui.
Pendant le trajet en calèche cet après-midi, il s’est demandé cent fois s’il avait bien fait de se lancer dans cette aventure. Pourtant l’autre matin, la lettre qu’il avait reçu exposait des faits et une situation tellement étranges, et aussi des honoraires si substantiels qu’il avait aussitôt annoncé savenue. Maintenant il s’en mord les doigts, d’autant plus qu’un tel empressement ne sied pas à un
spécialiste de son rang. Il aurait dû répondre que son emploi du temps ne lui permettait pas de se libérer avant plusieurs semaines pour cause de sollicitations multiples en matière de finance.
Oh et puis c’en est assez ! En bas dans la salle à manger la pendule annonce par son
tintement grave qu’il est onze heure. Il décide de remettre au lendemain ses doutes et ses réflexions, quand il aura rencontré ce monsieur Legson et qu’il en saura un peu plus. D’ici là mieux vaut dormir.
Le lit, creusé dans le mur, est protégé par une tenture qui semble plus épaisse que les
rideaux. Au moins conservera-t-elle sa chaleur et lui évitera-t-elle peut-être la méningite. Aristide Bonnard souffle d’abord les deux chandeliers posés sur la commode puis il s’approche du lit en s’éclairant avec une bougie, qu’il éteint à son tour en pinçant la mèche. Dans le noir presque complet il repose le bougeoir sur la table de chevet et tâtonne quelques secondes pour trouver
l’ouverture. Il met un genou sur le matelas, tire les draps pour s’y glisser et alors, sentiment d’effroi, ses doigts éprouvent un contact qui ne ressemble ni à une couverture, ni à un oreiller.
Un instant interdit, Aristide Bonnard avance à nouveau la main mais par malheur l’impression est identique, la même surprise si désagréable qu’elle lui arrache un cri d’horreur. Cela n’est ni du bois ni du métal, c’est pourtant froid et dur comme la pierre du mur, c’est doux, lisse et pour le
moins inquiétant.
Echauffé par la peur, l’avocat bondit à reculons hors de l’alcôve. Au passage, il renverse la bougie qu’il ne pourrait de toute façon pas rallumer tant il tremble et il se précipite vers les rideaux qu’il tire d’un grand coup sec. La faible clarté de la nuit lui permet alors d’y voir un peu.
Sa respiration est encore bruyante mais autour de lui la chambre retrouve son calme à
mesure qu’il reprend possession de tout son être, un instant déstabilisé par la panique. En tombant, la chandelle a roulé sous le lit : il renonce à la rattraper pour l’instant et décide d’allumer un candélabre. A cet effet il retire une braise du poêle avec la pince, l’approche de la mèche qui s’embrase et aussitôt est soufflée par une bourrasque venue de la fenêtre. Il recommence à grand
peine l’opération, vise la mèche d’à côté et avant qu’il ne l’atteigne la braise échappe à la pince qu’il abandonne au sol.
Sans perdre plus de temps Aristide Bonnard se rue vers la porte et s’enfuit hors de la chambre.
Il descend les escaliers en trombe et débarque en bas dans la salle à manger. Là, son entrée provoque l’émoi dans l’assistance. Le spectacle d’un homme âgé, chauve, pied nu et en chemise de nuit s’adressant à eux par de grands signes des bras en hoquetant de peur et les yeux exorbités a de quoi étonner. Une vieille fille manque d’ailleurs de s’évanouir, elle est aussitôt conduite en cuisine par la femme de l’aubergiste. Ce dernier s’approche prudemment du vieillard, le fait asseoir sur une chaise et de quelques coups sur les mains tente de le ramener à la raison.
« Cela ne suffira pas, essayons ceci. » Un homme d’âge mûr s’est levé et déjà il applique sur la joue blanche de peur une claque magistrale.
« N’ayez crainte, je suis médecin, cet homme est en état de choc, seul un autre choc peut le réveiller de sa torpeur. »
En effet, Aristide Bonnard est soudain très calme, comme surpris de se retrouver ainsi sous les regards inquisiteurs de ses hôtes.
« Et bien, expliquez-vous, demande l’aubergiste, que vous arrive-t-il donc ? »
Sans répondre, Aristide montre d’abord d’une main molle l’escalier qui mène à l’étage etpuis insiste en indiquant sa chambre. Après quoi sans crier gare il s’effondre, s’évanouit comme soufflé par l’excès d’émotion.
« Est-il mort ? », demande-t-on.
Le médecin tâte le pouls, très faible, il place sous les narines un petit miroir qui se couvre d’une buée fine, presque imperceptible.
« Pas encore, non ... pas encore. »
Son regard croise celui de l’aubergiste et tout deux lorgnent en direction de l’étage.
« Et bien quoi, qu’y a-t-il donc là-haut ? tonne le médecin. Aurait-il croisé un fantôme ?
Vous ne devriez pas rire de cela, monsieur. Mais, ... je suis chez moi et je me dois d’éclaircir ce mystère. »
Le brave aubergiste entame l’ascension de l’escalier de bois qui conduit aux chambres d’un pas mal assuré qui incite le médecin à le suivre :
« Un instant dit ce dernier, je suis assez friand de mystère, si vous le permettez je vous
accompagne.
Mais je vous en prie. » Répond l’aubergiste en s’effaçant pour le laisser passer. Puis il s’enhardit et fait résonner sa grosse voix pour se donner du courage.
En bas, alors que les deux hommes disparaissent, la femme couvre de chaudes étoffes le lit de fortune sur lequel est posé le corps de l’avocat. Il respire, mais d’un souffle si lent qu’elle reste inquiète. Pour se remettre les idées en place elle débouche une bouteille de liqueur dont elle se sert un godet, avant d’en déposer deux de plus sur la table : pour son mari et le docteur.
A l’étage, ce dernier ouvre la porte que lui montre l’aubergiste non sans s’être auparavant muni d’une des lanternes qui éclairent le couloir. Dans la chambre rien ne semble justifier l’effroi qui frappe le vieil avocat. Les deux fenêtres sont fermées, l’une d’elles a les rideaux tirés, aucun meuble n’est renversé et personne ne s’y trouve.
Bien sûr il reste le lit, l’alcôve close du lit. L’aubergiste, toujours sur le seuil éclaire au mieux la pièce en tenant la lanterne à bout de bras. Le docteur fait quelques pas, regarde derrière la porte puis se dirige vers le lit. Il avance d’un pas ferme tandis qu’à l’arrière l’aubergiste s’agite et fait trembler la lanterne.
« Etes-vous sûr, monsieur, de vouloir soulever ce voile ?... La chambre est en ordre et ... je crois que ce monsieur a fait un rêve, un mauvais rêve qui l’aura bien secoué ... Il n’est peut-être pas indispensable de poursuivre plus loin nos investigations ...
J’en aurai le coeur net, tranche le médecin en relevant l’épais tissu. Approchez donc la
lumière mon ami, on y voit goutte, approchez donc voyons ... »
L’aubergiste n’osant plus bouger, est prêt lui aussi à tomber en catalepsie. Le médecin lui arrache la lanterne des mains et retourne la placer sous la voûte sombre de l’alcôve mais un bruit terrible le force à tourner la tête avant même d’avoir pu inspecter l’habitacle : c’est l’aubergiste, effrayé, qui a basculé dans l’escalier. Il arrive au terme de sa chute sans trop de mal, gémissant comme un perdu, à la réception sa femme le serre fort dans ses bras, comme pour se rassurer elle-même.
« L’a-t-il vu ? demande-t-elle.
Je, je ne ... je ne sais pas, finit-il par articuler. Il est en haut, je me suis enfui. »
Du haut de l’escalier, une voix les apostrophe :
« Et bien ? Qu’avez-vous donc à la fin ? Il n’y a rien là-dedans, me direz-vous ce qui vous prend ?
Il, il n’y a rien monsieur ? Vous êtes sûr ?
Il n’y a personne en tout cas. Car il y a bien certaines choses ...
Ah ! Et quoi donc monsieur ... ?
Et bien les effets de monsieur, annonce-t-il en désignant le gisant, et puis un chandelier
renversé, une pince au sol et une petite braise qui a brûlé un peu le plancher. C’est bien tout ce que j’ai vu d’extraordinaire.
Le lit est bien vide ?
Il l’est. Après tout, peut-être avez-vous raison. Il se peut fort bien que le vieil homme ait fait un mauvais rêve. Un cauchemar si effrayant qu’il en mourra peut-être ... Nous verrons cela demain. Je me charge de lui, je reste ici pour le veiller, vous pouvez terminer votre travail et vous reposer ; n’ayez plus aucune crainte, aucun fantôme ne hante votre auberge » lance-t-il d’un ton goguenard en avalant le verre de liqueur.
« Monsieur s’il vous plaît, surveillez votre langage » lâche la femme avant de ramasser les verres.
Le médecin amène un fauteuil près du feu, s’y installe au mieux et tire de son gilet un
paquet de tabac. Il roule une cigarette fine qu’il allume avec une braise sortit de la cheminée et fume en silence. Pendant ce temps les aubergistes expédient les derniers rangements en vitesse et puis ils disparaissent au fond de la cuisine vers leur chambre.
Quand enfin le calme est revenu dans l’auberge, le médecin rapproche du feu la table sur laquelle dort l’avocat. Il jette quelques bûches dans l’âtre et vérifie une dernière fois la respiration du malade avant de s’installer lui-même à son aise. Assez vite, ses paupières s’abaissent et papillonnent, il doit lutter contre le sommeil. Il sourit en songeant à la réaction apeurée de l’aubergiste et de sa femme devant les récents événements, puis trop fatigué par le voyage depuis
Marseille il fini par somnoler.
A ce moment, à l’arrière de l’auberge, une ombre selle sa monture et sans faire aucun bruit disparaît dans la nuit.
deuxième chapitre
La pendule de la salle à manger marque les heures de son gong sinistre sans que cela ne réveille l’avocat ni le médecin. Entre cinq et six heures pourtant, le rêve du docteur est dérangé par un bruit caractéristique : celui des pas d’un cheval ferré sur les graviers de la cour. Dans une demi-somnolence il tend l’oreille et distingue à présent le pas plus léger du cavalier qui s’approche de l’auberge. Encore pris pas les brumes du sommeil il redresse la tête lorsqu’apparaît dans la salle un homme de grande stature, portant redingote et manteau doublé de soie noire.
Il est entré sans frapper pourtant l’aubergiste surgit aussitôt de son office. Les deux hommes se saluent puis se dirigent vers le gîsant..
« Voilà, dit l’aubergiste, il est là. Est-ce qu’il dort toujours ?
Je suppose » répond le médecin en se raclant la gorge pour éclaircir sa voix.
L’étrange visiteur n’a pas dit un mot. Il se penche sur le corps allongé et après un haussement de sourcils porte un diagnostique sans appel.
« Il est mort.
Non !
Ah !
Il est mort, reprend-il.
Le médecin repasse son miroir sous les narines inertes ...
" Et bien maintenant nous sommes fixés, nous ne saurons rien de plus " conclue-t-il avant de demander :
A qui ai-je l’honneur ?
Je suis monsieur Legson, vous êtes le toubib ?
Oui.
Je ne vous félicite pas.
Monsieur Bonnard a déboulé parmi nous en fort mauvais état. Je n’étais déjà pas très
optimiste hier soir.
Et la chambre ?
La chambre ?
Vous y êtes allé ?
Oui, et je n’y ai rien remarqué d’anormal.
Evidement, évidement ...
Mais enfin, à quel sorte de mystère ai-je à faire pour qu’à ce point je n’y comprenne rien ? Ne pensez-vous pas que monsieur Bonnard a tout bonnement été victime d’un malaise, ou d’une émotion trop vive ?
C’est possible, mais il se peut aussi que quelque chose l’ait effrayé. Je monte, indique-t-il à l’attention de l’aubergiste en empoignant la rampe de bois brut.Le médecin en profite pour se lever, il remet un peu son habit chiffonné et puis vérifie
encore que la vie a bel et bien quitté ce corps affaissé. Il plie un coude, tâte la peau et en conclue que la mort est survenue deux à trois heures auparavant. L’aubergiste reste planté dans un coin de la pièce et l’observe sans un mot.
Alors le médecin fait quelques pas en rond, il marmonne et rumine puis n’y tenant plus il
gravit l’escalier à la suite de monsieur Legson. Il le trouve dans le noir, assis de côté sur le lit. Il est tourné vers la tête du lit, comme s’il parlait à quelqu’un. Avant d’entrer, le docteur frappe quelques petits coups sur la porte qui sortent Legson de sa rêverie.
« Excusez-moi ...
Entrez, entrez, monsieur ... ?
Ligure, Mattieu Ligure, je ne veux pas vous déranger ...
Asseyez-vous monsieur Ligure, asseyez-vous. Je vous dois bien quelques explications.
Vous devez nous croire tous fous, mais dans un instant vous y verrez peut-être plus clair. Et d’abord, croyez-vous aux fantômes monsieur Ligure ?
Ah non ! Je suis un esprit libre prêt à entendre que la Terre est ronde et qu’elle tourne
autour de l’astre solaire, mais les revenants, ça, je ne peux pas y croire. Remarquez, il suffirait que j’en croise un, un jour, et je pourrais alors peut-être revenir sur mon jugement.
Croyez bien que c’est mon voeu le plus cher.
Que je change d’avis ?
Non, de croiser un revenant. Un revenant bien particulier, j’espère depuis des mois
apercevoir ma femme défunte, sous la forme aussi spectrale qu’elle voudra bien revêtir. J’attends ce moment et le souhaite ardemment.
Votre femme ?
Ma femme, oui, morte ici même dans cette chambre, dans ce même lit il y a maintenant plus d’un an. Nous étions elle et moi de passage dans cette contrée reculée, et surpris par la nuit, nous avons dû faire ici une étape imprévue. L’aubergiste fit de son mieux pour nous recevoir mais ma femme déjà malade et encore affaiblie par le voyage m’a quitté, elle est morte sans souffrance, dans son sommeil, là à mes côtés.
Ah ... c’est donc ça ...
Brisé par ce départ si brusque, j’ai eu du mal à me remettre de ce deuil. Ma femme est
partie avant que nous n’ayons pu nous dire au revoir, nous saluer, avant que nous n’ayons pu nous embrasser une dernière fois. Au bout de quelques jours j’ai repris la route, emmenant avec moi le corps sans vie de ma bien-aimée et je suis retourné au château de Montclar où nous l’avons mise en terre.
Mais seul dans l’immense domaine, sans plus aucune raison de vivre, je me laissais dépérir peu à peu quand une rumeur étrange parvint jusqu’à mes oreilles. On racontait dans le pays qu’un fantôme de femme hantait une auberge peu fréquentée. Un fantôme de femme âgée, belle encore et pas du tout malfaisante. A la fois incrédule et plein d’espoir je me fis conduire à l’endroit et je reconnu bien vite l’auberge fatale. Le brave aubergiste m’expliqua qu’en effet certains clients disaient avoir rencontré de nuit un spectre qui d’ailleurs ne fit jamais de mal à personne je tiens à le préciser.
Je suis resté des semaines dans cette chambre à l’attendre. Je dormais quelques heures le jour, et je m’installais près du lit le soir venu, espérant que nous pourrions nous dire les mots quimanquent à notre histoire, nous sourire une dernière fois pour enfin trouver tout les deux la paix.
Voilà, cela vous renseigne-t-il un peu monsieur Ligure ?
Ah ça, je dois bien avouer que votre récit me touche. La situation a l’air plus complexe qu’il n’y paraît, et peut-être, en effet, se passe-t-il ici des choses étranges ... mais poursuivez, je vous en prie...
Et bien ne pouvant rester sur place sans risquer de perdre la santé, j’ai loué non loin d’ici une bâtisse dans laquelle je survie en marge du monde. J’ai chargé l’aubergiste de me prévenir à la moindre apparition, il m’a rapporté cette nuit les faits que vous savez. Et je suis venu aussitôt. Je suis en outre sur le point d’acheter l’auberge, que ces braves gens sont disposés à me céder tant ils veulent quitter ce lieu maudit.
Monsieur Bonnard, l’avocat qui gît en bas était venu sur ma requête pour régler les détails de la transaction. C’est peut-être parce que ma femme lui est apparut qu’il a ainsi été pris d’un émoi mortel. Je m’en veux de l’avoir mêlé à cette histoire et je me demande même maintenant si ma quête n’est pas dangereuse, en plus d’être illusoire ...
Mais redescendons, il est inutile de rester ici plus longtemps. »
Legson marque un temps d’arrêt avant de refermer la porte de la chambre, il pousse un
profond soupir puis suit le docteur dans l’escalier.
Par pudeur ou par crainte le corps mort du vieillard a été recouvert d’un drap blanc. Le
couple d’aubergiste se tient un peu à l’écart, l’homme est toujours aussi nerveux. Prenant Legson par le bras il l’attire vers sa femme qui lui dit en substance :
« Nous ne pouvons pas rester ici. C’est trop de morts et de tracas pour des gens comme nous.
Nous souhaitons partir au plus vite. Si votre proposition tient toujours ...
Oui, oui. Bien sûr. Mais cela ne peut se faire ainsi. Il faut régler la paperasse ...
Ecoutez, poursuit la femme, nous fermons l’auberge.
Ah ! Mais ...
Aujourd’hui même. Nous partons chez ma soeur qui vit non loin de là, nous reviendrons
dans une huitaine, le temps pour vous de préparer la vente.
Bien, bien ; c’est comme vous voulez.
Vous pouvez vous installer à l’auberge si vous le souhaitez, nous serons parti d’ici ce soir.
Très bien, je vais prendre mes dispositions. Pouvez-vous prévenir le curé, au village, lui
demander de venir ?
Oui, oui ce sera fait. »
Legson s’éloigne de quelques pas, il réfléchit quelques instants puis revient vers le docteur :« Dites moi, monsieur Ligure.
Oui ? ...
Je ne sais si je puis me permettre ...
... Allez-y je vous en prie.
Voilà, maintenant que vous êtes au courant des circonstances particulières qui nous
tiennent tous réunis depuis ce matin, ... d’une certaine façon vous êtes dans la confidence et ma foi ... je souhaiterais vous demander un service.
De quoi s’agit-il monsieur Legson ?-
Mais peut-être avez-vous des projets précis, je ne voudrais en aucun cas vous obliger ...
Je retourne à St-Béat, où je loge ...
Sans doute quelqu’un vous attend-il ? Une femme, vos patients ?...
Personne n’attend après moi, dîtes moi ce qui vous préoccupe nous verrons alors si je peux vous aider.
Vous avez certainement entendu les propos de ces braves gens ?
Et bien oui.
Le fait est qu’en une semaine, j’ai tout juste le temps de faire l’aller-retour jusqu’à Montclar pour y pêcher mon notaire et une bourse de pièces d’or. Il faudrait aussi que je rende la bâtisse que l’on me loue et l’idée de laisser l’auberge vide ne me plaît guère.
Que craignez-vous donc qu’il arrive ? Je crois que le malheur a assez frappé.
C’est vrai mais il se peut que des voyageurs se présentent, ou ... ou que ma femme
reparaisse.
Oui, oui bien sûr ; c’est votre souhait le plus cher ...
Vous comprenez que je ne peux à la fois me rendre à Montclar et rester ici.
J’en conviens.
Alors si vous acceptez, je vous charge, contre dédommagements bien sûr, d’aller pour moi à Montclar. Je vous rédige un billet dans lequel j’expose les faits à mon fidèle majordome, il vous conduira chez mon notaire qui fera le nécessaire.
Ecoutez, je ne sais si ...
Ma femme est apparu la nuit dernière j’en suis convaincu, si jamais elle revient il se peut que je la rate à nouveau, cela serait terrible pour moi.
Oui oui oui ... Monsieur Legson, je pense qu’il est préférable que ce soit vous qui alliez à Montclar pour organiser vos affaires. Je ne sais, d’avis de médecin, s’il est très sage pour vous de vous attacher trop à cette auberge. En devenant propriétaire sans doute désirez-vous conserver intact le lieu, en faire un sanctuaire destiné à entretenir la mémoire de votre femme, de votre bien-aimée. Mais ...
Mais ?
Il se peut que tel fétichisme n’agisse sur votre système nerveux. Il se peut que vous
finissiez fou, seul dans cet endroit lugubre ...
J’admire votre franchise, monsieur Ligure. Ce que vous dites est sensé. Je ne souhaite pas m’installer dans ces lieux. Je ne souhaite pas quitter Montclar. En achetant l’auberge, je fais d’abord l’affaire des aubergistes, je leur donne la possibilité de refaire leur vie car les rumeurs vont déjà bon train et je doute que cette nouvelle mort ne les tarisse. Ensuite, je souhaite en effet protéger la mémoire de ma femme et laisser le champs libre à ses déambulations. Lorsque la peine deviendra plus supportable pour moi, je viendrai ici de temps à autres, pour m’entretenir
avec elle ou tout au moins prier pour le salut de son âme. Les années auront raison de ma patience si ma quête est vaine et cependant je sais qu’à chacune de mes visites je serai heureux car c’est le coeur plein d’espoir que j’attendrai sa venue.
Je suis maintenant seul, monsieur Ligure. Sans enfant ni famille, il faut bien que je trouve une raison de vivre encore un peu. Bientôt c’est moi qui ferai le voyage jusqu’auprès de ma femme, mais seul le bon dieu peut décider quand.
Très bien monsieur Legson. Je regrette de vous avoir parlé si brusquement ; et si vous lesouhaitez j’ai peut-être un arrangement à vous proposer à mon tour.
Je vous écoute.
Il me semble que c’est à vous d’aller à Montclar, pour y chercher conseil et mener votre
affaire. Le transport de fonds n’est pas ma spécialité et je ne connais ni votre ville, ni vos amis. Par contre, si vous voulez je reste ici, à l’auberge, le temps d’une semaine. Je renseignerai d’éventuels voyageurs et ... et si votre femme apparaît, ce dont je me permets de douter, et bien je reviendrai sur mes jugements ; et si jamais cela est possible je m’efforcerai de lui expliquer votre
démarche. Qu’en pensez-vous ?
Oui, c’est une solution en effet. Voyons ... Ai-je votre parole que vous attendrez mon
retour ? Au cas où un imprévu survienne, s’il fallait que cela dure une ou deux journées de plus ?
Et bien oui, dans la limite d’une dizaine de jours, je peux repousser mon retour.
Préférez-vous dormir ici ou bien au pavillon de chasse que j’occupe, il se trouve à quelques kilomètres ?
Cela ira. Je serai mieux ici. Si quelqu’un se présente pour passer la nuit, il est préférable qu’il ne trouve pas porte close.
Alors c’est d’accord. Cet arrangement me convient. Vous pourrez toujours puiser dans les armoires de quoi vous sustenter et vous serez à même de recevoir le curé. Je prends d’ailleurs à ma charge tous les frais qui pourraient se présenter. En attendant, voilà quelques menues monnaies ...
Non non je vous remercie monsieur Legson. Je ne peux accepter. Je fais cela par goût et par curiosité. Je n’ai nul besoin d’argent. Je mangerai ce que je trouverai en cuisine et tout ce que j’espère, c’est vous voir de retour dans huit jours. D’ici là, n’ayez aucune crainte tout ira bien je vous l’assure. »
Quelques instants plus tard Legson remonte en selle. Néanmoins son honneur d’officier
habitué à diriger la manoeuvre a été quelque peu bousculé par la fermeté du ton employé par Ligure. Plus jeune il aurait pris la mouche. Aujourd’hui son âge ne lui permet plus de réagir avec fougue par contre, l’expérience lui a enseigné avec le temps d’autres moyens d’inspirer le respect.
Chassant ce désagrément il préfère pour l’heure goûter le paysage automnal qu’il traverse :
les bois se couvrent d’un tapis de feuilles molles, la mousse abonde sur le muret de suivie et de belles fougères bien vertes se courbent sur son passage. Ce sous-bois humide, sombre à force de verdure forme un décor particulier qui pourrait bien pousser le voyageur a accélérer l’allure. Or Legson ne semble ni impressionné ni pressé. Il fait au contraire adopter à son cheval un pas de promenade et va ainsi, comme s’il avait tout le temps devant lui.
Après le départ du militaire, Ligure se retrouve seul avec le cadavre. La chaleur du feu
destinée hier à lui conserver la vie entame maintenant son intégrité. Pour éviter qu’il ne se décompose en attendant l’arrivée du curé, il serait plus sage de le transporter au frais.
Ligure appelle l’aubergiste pour l’aider et n’obtenant aucune réponse il finit par frapper à la porte des cuisines. Aucun bruit ne filtre. Il entre donc et découvre une pièce vide. Il poursuit jusqu’à la chambre du fond, mais elle est tout aussi vide et même débarrassée : il ne reste que les meubles. Alors il sort, fait le tour de l’auberge et constate que les chevaux ont disparu de l’étable.
Non seulement ceux des cabaretiers, celui de Legson, mais aussi le sien. Il fouille à droite et à gauche vers le pré, il appelle l’animal par son nom et puis dans la cour il est pris d’un doute affreuxqui se traduit par une nausée bien réelle.
« Les aubergistes ont volé mon cheval !... Les coquins, les diables qui profitent d’un drame pour commettre des bassesses... » Incapable du moindre mouvement, il reste planté là à réfléchir
... « A moins que ce ne soit Legson ... pour s’assurer de ma présence à l’auberge. »
Toujours est-il que privé de monture, Ligure est piégé. Quelqu’un veut l’empêcher de
repartir. Il comprend mal quelle sombre raison peut avoir conduit le scélérat à lui jouer pareil tour, mais une chose est sûre, il ne laissera pas ses plans se dérouler comme convenu. Après tout, midi n’a pas encore sonné, en marchant vite il aura rejoint le village dans la journée. Qu’importe le fantôme, qu’importe l’auberge, il ne peut se résoudre à rester là pris au piège.
Ligure pousse la table mortuaire jusque dans la chambre des cabaretiers où les chaires
molliront moins vite. Il prend au passage un morceau pain, de la saucisse de porc noir et un bout de fromage. Pour se donner du courage il emporte aussi une bouteille de vin rouge qu’il glisse dans son sac et avant de partir il ferme aussi bien qu’il le peut la porte de l’auberge.
Le chemin qui descend au village est peu fréquenté, il n’a pas très bonne presse et les
habitants des environs préfèrent souvent couper pas les champs plutôt que de traîner dans le bois. Ligure, lui, ne connaît aucun raccourci. C’est la première fois qu’il vient par là et il se contente donc d’emprunter l’axe principal. Toutefois, au bout de plusieurs heures de trajet il est surpris de ne pas avoir croisé quelques paysans partis labourer la terre noire. Un instant il s’inquiète de la direction choisie mais bientôt la voûte des arbres se découvre, il quitte la forêt et se retrouve sur un chemin dégagé. Au loin, noyé dans la brume qui monte de la rivière il aperçoit les toits du village et un attelage qui vient vers lui.
Ligure souffle et ralentit sa marche. Il laisse approcher le véhicule et découvre un curé
perché sur une charrue à l’arrière de laquelle se trouve un cercueil. Comme personne ne suit le cortège il présume qu’il est vide, alors il hèle l’abbé.
« Holà, mon père. »
Le curé fait un signe au benêt qui conduit, la carriole s’arrête.
« Que se passe-t-il donc encore ?
Vous vous rendez à l’auberge ?
Oui en effet.
Pouvez-vous m’y conduire ? Je vous expliquerai en chemin.
Si vous voulez, si vous voulez. Pousse-toi un peu Armand, ce monsieur vient avec nous.
Avant de repartir, monsieur l’abbé, puis-je vous demander qui vous a prévenu de la mort
d’un client là-haut ?
Les aubergistes. Ils sont arrivés tout à l’heure, disant qu’un mort attendait les saints
sacrements. Ils ne veulent pas retourner là-bas, ils parlent de fantôme, de malédiction qui pèse sur l’auberge ... Je n’ai rien compris à leur discours.
Etaient-ils à cheval ?
Oui, et une carriole avec tout un paquetage, pourquoi ?
Combien y avait-il de chevaux, vous en souvenez-vous ?
Je n’ai pas fait attention, ils étaient tous les deux très excités, très ...
Deux, monsieur, et un âne. Un baudet qui s’appelle Lafleur. » C’est Armand, le benêt, qui
intervient dans la conversation.
« Deux tu dis ?-
Oui, deux chevaux et Lafleur ; Lafleur c’est l’âne qui tirait la carriole.
Ce n’est donc pas eux. Ou alors ils ont remisé mon cheval quelque part avant d’entrer en ville. Ah par le diable, que ... oh ! pardon mon père, je ne voulais pas blasphémer.
N’ayez crainte, mon fils, je ne suis pas à ça près. Allez, en route ne perdons pas plus de
temps. »
Pendant le trajet, Ligure rapporte le détail des dernières vingt-quatre heures à l’abbé qui
écoute en silence, présentant le même visage grave et concentré qu’il dissimule d’ordinaire à confesse. Au terme du trajet Ligure est épuisé. Par le sort, par la marche forcée qu’il s’est imposée, par le récit qu’il vient de faire. Il tombe de fatigue.
Il doit malgré tout faire l’effort de conduire l’homme d’église jusqu’à Bonnard dont l’âme
flotte peut-être encore, attendant qu’on la console avant de partir pour de bon. Il déverrouille la porte de l’auberge, invite ses compagnons à entrer et se dirige vers l’office.
A son grand désespoir, la table sur laquelle avait été installé le défunt n’est plus recouverte que du drap blanc.
Le linceul improvisé, jeté sur la table comme un spectre allongé est tout ce qui reste du corps flasque et puant de l’avocat.
« Et bien ? » demande le curé.
« Et bien il était là.
Ah.
Et il ne s’y trouve plus.
Je vois bien.
Cherchons, cherchons, c’est insensé. » S’emporte Ligure.
Les trois hommes se mettent à regarder un peu partout, d’abord au rez-de-chaussée. Le
docteur court en tout sens, il ouvre les portes à la volée, déplace les meubles, cherche sous les tables. Le curé, plus circonspect se contente de le suivre, ponctuant d’un « Non, il n’y a rien. » chacune de ses étapes. Armand est allé voir à la cave, dans la grange et même dans le poulailler mais il revient bredouille.
Alors le docteur grimpe à l’étage. Là aussi il ouvre chaque porte, vérifie tout les coins et
recoins possibles sans succès. En désespoir de cause il se résout à retourner dans cette chambre où le diable en personne semble avoir élu domicile.
« Cette chambre maudite est le lieu de tous les mystères, peut-être renferme-t-elle la clef de celui- ci ! Je ne sais si ma raison va tenir le choc, monsieur le curé. Si vous voulez bien, entrez d’abord
et dites moi ce que vous voyez.
Etes vous sûr qu’il était mort ?
Il puait la charogne, hurle le médecin. Mon métier m’a donné à voir des dizaines de
cadavres, je suis sûr de la chose, il est mort !
Comment aurait-il pu monter jusqu’ici, alors ?
Ce n’est rien ça, s’emporte à nouveau le docteur, vous ne savez pas de quoi sont capables les protagonistes de toute cette macabre histoire.
Et bien soit allons-y. » conclue le curé en ouvrant la porte de la chambre.
Il avance un peu et puis reste suspendu dans son mouvement. Sans bouger du milieu de la pièce il fixe le mur d’un oeil surpris.
« Et bien ? Qu’y a-t-il ? interroge le docteur.
Cette gravure. Elle est bien étrange. »Le médecin s’approche, intrigué, puis rit d’un rire franc et clair.
« Cela vous choque, monsieur le curé ?
Et bien je vois là l’oeuvre d’un esprit hanté par les démons. Il est bien étrange de trouver pareil motif exposé à la vue de tous. La place de cette image est au feu, ou du moins dans un endroit réservé.
Comme votre église ? Ou votre coffre ?
Par exemple, oui. »
La gravure qui orne le mur près de la fenêtre représente une jeune femme à la chevelure
défaite. Elle est vêtue d’une robe qui ne cache rien de son anatomie tant l’artiste l’a voulue prêt du corps et peu opaque. Elle est accoudée à une fenêtre, penchée vers l’avant et elle regarde vers le ciel une Lune pleine. Le décor est formé d’un meuble sculpté, d’un balai posé contre le mur et d’un miroir dans lequel se reflète la belle. Sur le meuble se trouve une coupe de pommes et au sol un
chat frotte son dos contre l’un de ses pieds.
A bien y regarder, la jeune femme semble rêveuse, portant vers le ciel toute son attention comme si elle voulait s’enfuir par les airs et peut-être que le chat par son mouvement frôlant l’invite à prendre cet envol. On ne sait si elle est retenue prisonnière ou si c’est sa condition de femme au foyer qui la maintient dans cette pièce, mais il est évident qu’elle rêve d’ailleurs en contemplant la Lune.
Ceci dit, le curé s’est d’abord arrêté sur la quasi nudité révélée par l’image.
« Ne trouvez-vous pas qu’elle ressemble à une sorcière ? demande le docteur.
Une sorcière ?
Oui, regardez : son balai est là pour la porter vers le sabbat de pleine Lune.
Comme vous y allez ... Mais il est de toute façon acquis que cette gravure n’a rien à faire ainsi exposée aux yeux de tous. Je la décroche. »
Il cherche derrière lui une chaise sur laquelle monter pour défaire le tableau et c’est alors que l’objet de leur présence dans cette pièce revient à l’esprit du docteur.
« Un instant.
Quoi donc, râle le curé.
Et le mort ? Nous n’avons pas regardé. Cette gravure est bien étrange, mais il y a bien plus inquiétant ... Laissez cela curé, nous avons affaire ... Il nous manque un cadavre.
Non non non. Je ne laisserai pas pareille scène ici. Je la ramène à l’église. »
Et déjà il a défait la ficelle du clou qui reste fiché sur le mur nu. Il emballe le cadre d’un linge et le glisse sous son bras. De son côté le médecin est à nouveau face à l’alcôve, une lanterne à la main, il lève le rideau en tremblant un peu car ses forces faiblissent, il parvient à éclairer l’intérieur et s’exclame :
« Bon dieu ! Rien non plus ici ! J’aurais préféré y trouver ce maudit cadavre, même en morceaux ou couvert d’écailles plutôt que de rester plongé dans cette expectative plus déroutante encore ! »
Abattu, soudain vidé de son énergie, abandonné par ses nerfs qui le tiennent debout depuis l’aube, le docteur s’effondre en bas dans un fauteuil. Armand, plus dégourdi qu’il n’en a l’air a pris l’initiative d’allumer un feu. Il s’amuse à souffler sur les braises pour faire gonfler les flammes ce qui a le don d’agacer le curé.
« Cesse donc Armand ! Cesse ! Veux-tu finir dans les flammes de l’enfer que tu aimes tant les voir grossir ? Le feu nous réchauffe déjà bien assez, arrête ! »« Resterez vous pour la nuit ? demande le docteur d’une voix lointaine.
Oui, c’est préférable, répond le curé. Nous redescendrons demain matin.
Voulez-vous manger ?
Et bien ma foi ...
Dans la cuisine vous trouverez tout le nécessaire. Si vous le permettez, je vais tenter de dormir quelques heures, je tombe de fatigue. »
Avant d’attendre une réponse, Ligure ferme les yeux et ne tarde pas à quitter ce monde.
Le curé se relève et part en cuisine chercher quelques victuailles. Il flotte tout de même
dans la pièce une drôle d’odeur, un peu faisandée. Cela ne gêne guère l’homme d’église qui ramène tout un stock de charcuteries.
« Mange Armand ! Il faut rester en forme car demain matin nous repartons au village. Prends des forces mon garçon.
Est-ce vrai que les morts peuvent s’en aller ?
Oh là ... je ne sais pas trop ce qui c’est passé ici. Pour peu qu’il n’y ait jamais eu de mort cela ne m’étonnerait qu’à moitié. Mais ne t’en fais pas, mange donc, tout finira par s’éclaircir. » Et le curé pour l’encourager, se ressert une large tranche de jambon sec. Une fois son repas terminé il se lève, rote et béni le seigneur de lui avoir accordé tant de délices. Ensuite il approche deux fauteuils du feu, s’assoit dans l’un et place sur ses genoux une couverture.
« Voilà de quoi nous réchauffer ... Nous ne dormirons peut-être pas très bien ... A l’étage il y a bien des lits, ... mais les poêles y sont trop froids ... Nous parviendrons bien à somnoler un peu ... Regarde le docteur ... »
Le curé, bien calé, joint ses mains en prière. Il invite Armand à l’imiter et les deux hommes dans un murmure commun récitent le Notre Père. Après quoi ils se souhaitent une bonne nuit et le curé ferme les yeux.
Une fois que le souffle de l’homme d’église s’est changé en ronflement, Armand se relève et s’agenouille près des flammes. Il souffle dessus doucement et le feu lui répond en gonflant. Les braises rougissent. Une bouffée de chaleur lui fouette le visage. Il aime bien sentir la chaleur sèche des flammes. Avec un tison il remonte les bûches les unes sur les autres pour alimenter son brasier puis il se relève et fait quelques pas en arrière. Le feu est si bien repartit que la chaleur l’enveloppe encore à quelques mètres de distance. D’un geste, le médecin repousse de côté la
couverture qu’il tenait tout à l’heure serrée contre sa poitrine ce qui fait sourire Armand.
Pour que cela dure, il doit aller chercher d’autre bois. Il cherche un instant et n’en trouvant pas il se dit que la réserve est peut-être au dehors. Pour sortir il enfile son manteau, s’absente un instant et à son retour, il a les bras chargés de bois bien sec qu’il a dégotté sous l’appentit. Il entre dans l’auberge à reculons, pousse la porte avec le pied et en se retournant il lâche son chargement.
Devant le feu se trouve une femme, de dos. Elle est vêtue d’une robe bleue, porte ses cheveux gris noués hauts sur la tête mais chose étrange, Armand peut voir le feu de l’autre côté de son corps. Sa silhouette maigre est traversée par la clarté vive, elle se tourne vers lui et lui sourit.
Armand prend peur et pousse alors un cri qui aussitôt la fait disparaître. Le médecin se
réveille en sursaut, comme le curé qui demande :
« Qu’est ce que c’est ?...
Là ... là ... »
Les deux hommes regardent Armand sans comprendre et puis le prêtre se lève pourprendre ses mains.
« Tu trembles mon garçon. Qu’est-ce qui t’effraie ainsi ?
Là ... une femme. » Armand montre les flammes.
Seulement surpris par la vivacité des flammes qui agitent le foyer, le curé répète ses mots.
« Là, une femme ?! ... Mais tu délires !
Un instant, comment était-elle ? demande le docteur.
Une femme.
Oui, mais jeune ou vieille ?
Armand réfléchit une seconde :
« Vieille.
Qu’a-t-elle dit ?
Rien du tout. Rien ...
Et elle était là, près du feu ?
Oui. » répond-il en sanglotant.
« Que signifie cet interrogatoire Monsieur Ligure ?
Cher curé, je crois que votre benêt a vu le fantôme.
Le fantôme ? Vous voulez parler de cette femme, morte ici l’an passé ?
En effet. »
L’abbé se signe.
« Mon dieu tout puissant, protégez-nous. »
Puis songeant soudain à quelque chose, il fouille dans son sac. La gravure est toujours en place mais il lui semble que le linge a été découvert.
« N’est-ce pas plutôt une jeune femme que tu as vue ? » Gronde-t-il à l’attention d’Armand.
Celui-ci sanglote toujours.
« Nul fantôme ne l’a effrayé ! C’est la vision terrible de cette gravure qui l’a traumatisé. Cet enfant est aussi pur que l’agneau, si sa curiosité l’a poussé vers cette image il est normal qu’il en soit ému. A présent il pleure parce qu’il sait qu’il a mal agi et craint la pénitence qui l’attend. Confesse toi, lubrique ! » Crie-t-il au pauvre Armand.
Avant qu’une injustice ne soit commise, le docteur intervient.
« Mon père, nous n’étions que tous les deux devant la gravure. Le petit n’est pas monté il était en train d’allumer la cheminée. Pensez vous qu’il fouille vos affaires pour ainsi le soupçonner ? Ne l’accablez pas d’une faute qu’il n’a point commise. S’il dit avoir vu une vieille femme, pourquoi ne pas le croire ? »
Un instant le docteur suspend sa phrase. Que lui prend-il tout à coup ? Lui, l’esprit rationnel admirateur de Lebniz et des Classiques porte plus de crédit au récit d’une apparition de spectre rapportée par un benêt, qu’à l’interprétation rassurante d’un homme d’église ? Voilà qui le surprend lui-même.
« Bon, continue-t-il à l’adresse d’Armand. Et que faisait cette femme ?
Elle était là.
Elle n’a rien dit ?
Non, elle a sourit.
Ah. Elle t’a sourit.
Oui.
Elle n’était pas méchante ?-
Non, non.
Alors pourquoi as-tu eu peur ?
Le feu, le feu passait à travers, et puis elle a bougé. » Armand se remet à pleurer.
« Bon bon bon. Ce spectre a ses humeurs. Il apparaît au premier venu mais ignore celui qui passe des nuits entières à le guetter. J’aurais bien voulu lui dire un mot. »
Le médecin se lève, marche vers la cuisine.
« Le mort n’aurait-il pas reparu, par hasard ? »
Il entre.
« Non, bien sûr ... Voulez vous du café ? » demande-t-il depuis l’office.
« Etes-vous sûr qu’il est l’heure ? questionne le curé.
Peu importe l’heure, mes sangs sont échauffés, je ne redormirai pas alors autant
déjeuner. » Continuant son soliloque il se prépare un café, coupe quelques larges tranches de pain qu’il garnit de beurre et de confiture de mûres. Il ramène le tout et s’assied à une table de la salle à manger alors que le curé et son benêt cherchent à se rendormir. La pendule vient d’annoncer trois heures : le lever du jour est encore loin.chapitre trois
Lorsqu’aux cris du coq l’homme d’église sort enfin de son sommeil il tousse d’abord, se lève avec difficulté et une fois sur ses deux jambes il balaie la pièce du regard pour se remémorer l’objet de sa présence en ces lieux. Armand dort toujours, quand au médecin il n’est plus à sa table.
« Debout Armand, il est l’heure. Le soleil est déjà réveillé lui, allez, lève-toi ! »
Avec peine, le jeune homme se tire des limbes profondes du sommeil en baillant.
« Repartons-nous ? demande-t-il.
Oui, dès que j’aurai avaler quelque chose, en attendant tu peux rallumer le feu, je vais
jusqu’à la cuisine nous chercher de quoi déjeuner. »
Armand resté seul dans la pièce entend du bruit à l’étage. Craignant une nouvelle
apparition il appelle au secours et le médecin, d’une voix calme et reposée le rassure :
« Ce n’est que moi, n’ait crainte Armand ... As-tu bien dormi ?
Un peu ...
C’est bien. Et le curé ?
A la cuisine.
D’accord, d’accord.
Ah, c’est vous ! s’exclame le curé en entrant avec un plateau, installons-nous. »
Armand se met à table avec lui mais il ne mange guère : il lui tarde de quitter l’auberge, de se retrouver sur le chemin dehors qui ramène à la normalité du village. Le curé ne peut pourtant pas voyager le ventre creux, il mange donc autant que nécessaire pour caler son solide estomac pendant que Ligure entre et sort de la pièce, déplace des affaires, monte et redescend l’escalier.
« Vous êtes encore à sa recherche ? demande l’abbé à la fin de son repas.
Pas tout à fait, curé, pas tout à fait.
Bon et bien si vous avez terminé, nous pouvons à présent prendre la route. » Il se lève, ce qui à aussitôt pour effet de déclencher chez lui un rot de satisfaction suivi d’un remerciement sincère à son seigneur. Le benêt est déjà sur le pas de la porte qu’il ouvre bien grande avant de s’élancer au dehors.
« Je ne viens pas avec vous, curé. Je reste.
Vous restez ? Ça alors ! Et qu’est-ce que vous comptez faire ici ? Tout seul ?
J’ai promis à un homme de l’attendre. Il a ma parole.
Quelle est cette histoire ? L’aubergiste est-il au courant ?
Sans aucun doute, puisqu’il est de mèche avec Legson ...
Legson ? Vous parlez du lieutenant-colonel Legson ?-
Lieutenant-colonel ?
De quel Legson parlez-vous ?
Celui qui a perdu sa femme l’an passé.
Oui, le colonel.
Il souhaite acheter l’auberge, et m’a demandé d’y résider jusqu’à ce que l’affaire soit faite avec les cabaretiers.
Bon bon. Vous êtes sûr ?
Tout à fait, ne vous inquiétez pas. Au revoir Armand ! crie le docteur depuis le seuil. Faites bonne route.
A bientôt !
Adieu ! »
Les deux hommes remontent sur la charrette et sans se retourner vers l’auberge et son
gardien, ils disparaissent dans le brouillard du petit matin, comme happés par le sous-bois. Ligure resté seul est tout à fait calme, maître de lui. On pourrait croire qu’il a dormi, qu’il a passé une nuit réparatrice tant sa mine est reposée, pourtant ce n’est pas le cas. Cet air serein qu’il arbore est le
fruit d’une décision. Une décision qu’il a prise cette nuit même.
Ligure a décidé de rester en effet. Quoiqu’il puisse arriver il optera pour l’attitude rationnelle.
C’est parce qu’il a décidé de prendre dès ce matin l’attitude du savant qui observe, qu’il est si calme. Inutile de s’affoler : cela trouble le jugement, inutile de projeter mille hypothèse : cela gâche le temps présent de l’expérience. Il a promis de rester jusqu’au retour de Legson, il a juste huit à dix jours à attendre seul, ce n’est pas si terrible.
Il choisit donc de se mettre en retraite, en vacuité temporaire pour occuper cette période sans action à observer et réfléchir. Il a peut-être l’occasion d’étudier de près des phénomènes qui sortent de l’ordinaire, il va donc rester attentif à chaque événement car chaque fait porte un signe, un signe qui s’inscrit dans un langage plus global, plus large que la simple vie quotidienne de chacun de nous. Ligure décide en restant, d’accueillir tout ce qui pourrait arriver pour le comprendre, l’accepter, que la chose soit naturelle ou surnaturelle ...
Il passe ainsi sa première journée à philosopher tout haut, tantôt devant la cheminée, tantôt dehors, marchant de long en large à grandes enjambées. Le soir venu, il est si absorbé par ses réflexions, ses dialogues véhéments qu’il mange sans s’en rendre compte. Après quoi il s’installe à nouveau dans son fauteuil et poursuit son monologue tout en débouchant la bouteille de liqueur qu’il a sorti du buffet.
Il la boira à petite lampée. Tel l’orateur qui rince son gosier à chaque acclamation, Ligure
avale une gorgée d’alcool à chaque tournant de sa pensée. Il fait voltiger les atomes et les monades, se demandant si la matière est vivante ou inanimée, et au fur et à mesure il se saoule.
Bientôt, la cohérence de ses enchaînements laisse à désirer. Son discours s’embrouille, perd de sa densité jusqu’à tomber dans le désordre le plus complet.
N’ayant pas perdu toute sa raison, Ligure s’en aperçoit et s’arrête. Il se retrouve debout dans la salle à manger, une chaise est sur la table, le feu presque éteint et lui même est débraillé, décoiffé, titubant.
« C’est assez pour ce soir, conclut-il. Je ne tiens pas encore la vérité mais j’ai fait du chemin : un fantôme doit pouvoir exister. S’il est fait de l’esprit d’un mortel et que ce mortel a été présent dans les lieux où apparaît le spectre, c’est peut-être parce que de son vivant le corps marque l’espacede son empreinte, empreinte que l’esprit une fois libéré du corps peut occuper à sa guise comme
un vêtement, invisible en temps ordinaire sans la présence de l’esprit qui l’anime.
Il est donc normal qu’un revenant hante les lieux qu’il fréquentait de son vivant, et plus
particulièrement ceux de ses derniers instant car l’empreinte est plus fraîche ! ... Ensuite, un spectre ne bouge pas de lui-même : il se moule dans les attitudes, refait les gestes que son corps auparavant avaient imprimé dans l’espace ... Enfin, certaines personnes semblent plus disposées à voir ces images fugaces que d’autres puisqu’un benêt naïf et simple a plus de chance qu’un militaire sec et dur comme le fer.
Sur ce, bonsoir. »
Le docteur s’affale dans le fauteuil, tire les couvertures jusque sur ses épaules et s’endort.
Au réveil, sa tête est douloureuse. Il a la bouche empâtée par le sucre de la liqueur et les
yeux collés, incapables de s’habituer à la lumière du matin qui se jette par les fenêtres. Même le tapage des oiseaux, au dehors, raisonne dans son crâne de façon insupportable. Il parvient à grand peine à s’extraire du siège et aussitôt il s’étire et masse ses membres douloureux. Quelle nuit pénible ! Il a eu froid, il a mal partout, son humeur est massacrante.
Fendre quelques bûches dans la cour le calme un peu. Il respire déjà mieux, les vapeurs de l’alcool s’estompent. Il a maintenant faim et retrouve son calme tranquille. Alors il rallume le feu, il mange en silence et puis les mains dans les poches, Ligure finit par tourner en rond dans la pièce.
En désespoir de cause, par curiosité, il commence à ouvrir les placards et les buffets.
Chaque tiroir est tiré mais il ne trouve que des ustensiles de vaisselle, du linge et quelques papiers. A l’étage, les chambres ne cachent rien d’extraordinaire, il n’y trouve même pas un livre.
Et plus haut il n’y a que le grenier.
Pour y accéder il doit redescendre chercher une échelle. Il en trouve une dans l’étable, une rude échelle de bois qu’il a du mal à amener jusque sous la trappe qui s’ouvre dans le plancher du grenier. Quand il la repousse vers l’intérieur, une odeur malsaine s’échappe et vient lui chatouiller les narines. Ecoeuré il parvient à garder son déjeuner de justesse en plaçant une de ses mains en masque sur ses narines.
« Bon dieu ! s’exclame-t-il. Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? »
L’odeur de souffre lui pique les yeux, comme une effluve d’oeufs pourris de longue date.
Ligure respire un peu, puis aspire une grande bouffé avant de remonter en apnée. Une fois dans le grenier, il n’en revient pas. Quelques vieilleries, qu’il comptait bien trouver là sont entassées dans un coin. Tout le reste de la pièce est balayé et garni de tables elles-mêmes chargés de flacons, de tubes et de coupelles ainsi que d’une admirable collection de pots d’apothicaire.
L’ensemble lui évoque d’emblée un cabinet de curiosité ou plutôt ... un laboratoire de chimie. Il avance sans bruit, écarquille les yeux puis se félicite de sa découverte.
« Voilà enfin du nouveau ! Et pas n’importe quoi. » En connaisseur il soulève chaque couvercle et inspecte les contenus : feuilles de mauve, de scabieuse et de mélilot, graines de lin, racines de chicorée amère, de bétoine et de mandragore, là de la myrrhe, de la sauge et du safran et encore de la poudre de souffre, du sel d’amoniac et des pépites d’argent. Et plus loin dans des pots : de l’argile, des plumes variées et quelques insectes. Des flacons scellés attirent son attention. Il en
ouvre un en brisant le bouchon de cire et trouve à l’intérieur une pommade qui sent la muscade.
Un deuxième révèle un onguent très gras et un troisième des pilules bleuâtres. Voilà qui est bien curieux ... Aurait-il découvert le laboratoire secret d’un alchimiste ?
Ligure avance encore et derrière un paravent de bois il remarque une autre table, moins en vue. Il ne peut clairement en juger, mais sur la table il y a bien une boîte, ou un coffre. Brandissant sa lanterne il fait quelques pas, avant de comprendre en une atroce fraction de seconde que ce qui est posé là sur cette table noircie par le sang est en réalité un cercueil.
« Voilà qui est plus inquiétant », murmure-t-il. Derrière lui, la trappe est toujours rabattue sur le sol. Il met dessus un vieux meuble éventré pour s’assurer une sortie possible au cas où son sang s’échauffe, puis portant à son visage le bord de son manteau pour filtrer l’air, il retourne vers le cercueil. Le couvercle est en place mais non cloué. Il lui suffit de faire levier avec un outil pour en
découvrir le contenu. Il cherche donc autour de lui et sur une tablette non loin de là il trouve tout un nécessaire de chirurgie : scalpel, pinces, scie à os ... Il attrape un écarteur et avec le manche parvient à soulever le couvercle. L’odeur l’assaille plus vivement encore. Sans défaillir il poursuit et trouve dedans du sel. Tout l’intérieur du cercueil est rempli de sel ! La croûte est dure, maintenant
c’est avec une pince qu’il gratte pour dégager le visage.
Lorsqu’il aboutit, il retrouve une tête connue : celle de l’avocat, maître Bonnard. Il voudrait que le curé soit encore là pour constater la chose. La chose et quelle chose !
Il semble que quelqu’un mène ici des expériences ou un rite bien particulier pour le moins terrifiant. Cet endroit sens la mort et le souffre, il cache des pratiques inconcevables, des oeuvres diaboliques ... Ligure perd un peu de sa superbe. Des gouttes de sueurs froides mouillent ses tempes, son cou et glacent son dos. Il prend le temps de remettre le couvercle en place, puis il
quitte d’un pas tremblant cette ambiance macabre. Il redescend l’échelle qu’il laisse dans la salle à manger, et file dehors respirer un peu d’air frais, un air qui ne soit pas vicié par les relents de cadavre.
Après quelques pas dans la cour il se retourne vers l’auberge. Cette bâtisse grossière,
abîmée par les années lui fait maintenant l’effet d’une antre démoniaque. Il ne peut plus la considérer comme une simple halte, un refuge pour voyageurs. Il ne voit que son grenier, le cercueil et la chambre, le lit en alcôve, la gravure sur le mur. Tout indique que cette auberge n’est pas commune mais qu’elle est le domaine réservé d’un démon puissant qui travaille avec des forces noires et maléfiques dans un but inavouable. Un instant Ligure songe à ne pas y retourner.
Il sent ses jambes et tout son corps qui le tirent vers le village mais il résiste à l’attraction de la fuite. Tant qu’il le peut, il reste.
Dans la cuisine, il cherche une bouteille de vin, de liqueur ou de gnôle. Par malheur, rien de cela ne s’y trouve. Peut-être aura-t-il plus de chance à la cave ? La perspective d’une descente dans les profondeurs de l’auberge lui apparaît comme une épreuve difficile car après ce qu’il vient de découvrir là-haut il craint ce que le bas peut cacher.
« Allons-y et que dieu me garde ! », lance-t-il d’un ton lugubre.
L’escalier de bois craque sous son poids. Il baisse la lampe pour s’éclairer et arrive dans
une toute petite pièce sans soupirail. L’inventaire du lieu est vite fait : des caisses sans importance et deux barriques, et à en juger par le bruit que fait son poing contre les fûts, il ne manquera pas de vin. Cela le réconforte un peu, toutefois il ne pourra pas monter la barrique seul alors il file en cuisine, revient avec des carafes qu’il remplit du précieux philtre.
« Voilà de quoi tenir la journée, j’ai grand besoin de soulager mes nerfs. Si l’on m’annonçait maintenant que mes jours sont comptés, je le croirais sans détour pourtant je préfèrel’engourdissement provoqué par l’alcool que supporter cette angoisse qui monte dans mes veines. »
Il ne perd pourtant rien de sa vigilance, guette le moindre bruit suspect, mais les quarts
d’heures s’enchaînent à la pendule sans que rien ne se passe. Arrivé au terme du deuxième flacon de vin, Ligure s’allonge mollement sur les deux fauteuils qu’il a placé face à face pour étendre ses jambes. Devant ses yeux chavirés un phénomène surprenant l’oblige à se concentrer.
Du sol de la salle entre les dalles monte un filet de vapeur tandis que du plafond tombe un nuage identique, fait de la même matière cotonneuse et mouvante. Les deux jets se rejoignent à mi- hauteur et la forme que prend l’ensemble évoque sans aucun doute un corps de femme dont les traits de plus en plus précis signalent le grand âge.
« Ah ! Vous voilà vous ?! attaque le médecin. Si vous saviez ce que me cause comme
problème depuis deux jours votre présence, ou plutôt votre absence ... Je suis presque soulagé de vous voir enfin ... mais de quel bord êtes vous ? On dit que vous êtes pacifique, pourtant, cet endroit cache bien des crimes ... Répondez, que diable, je ne suis pas effrayé.
Jeune homme, je reconnais en vous l’un des nôtres. Vous êtes sensible et plein de foi, prêt à nous reconnaître, nous les errants.
Gloups, fait le médecin. Je crois que l’alcool me joue des tours. »
Cependant, l’apparition continue à l’entretenir :
« Quelque soit la potion que vous utilisez, elle ne sert qu’à abaisser les murailles artificielles bâties par la raison. Votre esprit est clair et s’il vous plaît, faites l’effort de retenir ce que j’ai à vous dire.
Je m’efforce, je m’efforce, maugrée-t-il.
Peu importe la manière dont mon mari vous a présenté les choses, ma mort ne lui est pas étrangère. Il m’a lui-même étouffé avec un coussin lors de cette horrible nuit. A vous je puis le dire, car vous êtes un des nôtres, vous pouvez me rendre justice et rétablir l’équilibre des forces. Je dois retrouver la paix, c’est vrai, mais sûrement pas en embrassant mon mari. Ou alors mon baiser serait mortel, je lui aspirerais volontiers tout le souffle qu’il m’a empêché d’avaler jusqu’à ma dernière convulsion, comme il le fit. S’il achète cet endroit, c’est pour le murer, me murer à l’intérieur et ainsi me tuer une seconde fois. Son esprit est dérangé, il a conclu des accords
secrets avec un démon. Mon mari est en affaire avec le diable. Ce dernier lui a promis en échange de son âme de lui révéler le moyen de faire revenir à la vie un corps mort. Cette chose est impossible mais sa folie l’a conduit à m’assassiner, soit disant pour me faire ressusciter. Il pratique des expériences et accumule les substances car il est persuadé qu’avec l’aide de son démon il parviendra à me tirer du sommeil éternel.
Jamais je ne laisserai faire cela. Empêchez-le, empêchez ce lugubre dessein qui me
condamne à devenir son jouet et me prive de la paix à laquelle j’aspire. Empêchez le d’agir, il faut l’en empêcher ... »
Après quoi le fantôme se dissipe, ne laissant dans l’air qu’une faible odeur de sauge. Ligure ne sait plus très bien si cette scène participe du domaine réel ou si elle n’est que le fruit de son imagination débridée par le vin.
Cependant, en fin de compte, cette l’explication fournie par le spectre, qu’elle soit issue de l’au- delà ou produite par son esprit fumant, mérite qu’on s’y attarde. Si Legson a tué sa femme, il est possible que son intention en achetant l’auberge soit en effet d’effacer toute trace de ce funeste événement. Quand au laboratoire dans le grenier, il est peut-être destiné aux expérimentationsmacabres auxquelles il se livre pour percer un secret inaccessible aux mortels. Le pauvre Bonnard en aura fait les frais en devenant le cobaye imprévu de ses folles expériences.
Maintenant, le docteur ne peut plus considérer Legson sans une certaine animosité même si les dires de sa femme ne sont pour l’instant confirmés par aucune preuve tangible. Il devra se méfier et se demande même si Legson a jamais pris le chemin de Montclar. Car si le cadavre de Bonnard est arrivé au grenier, le transport n’a pu se faire que lorsque lui-même était en route pour le village. Il se peut que l’ignoble soit encore quelque part à rôder, épiant ses faits et gestes. Si Legson parvient à l’éliminer après avoir acheté le silence des cabaretiers, plus personne ne sera
en mesure de faire obstacle à ses funestes projets et même s’il est peu probable qu’ils
aboutissent, il aura besoin d’autres cadavres pour poursuivre sa quête et dieu sait combien d’innocents encore risquent d’y laisser la vie.quatrième chapitre
Le soir même, Ligure à grands renforts de planches et de madriers a condamné toutes les ouvertures de l’auberge. Il a cloué chaque fenêtre, il a bloqué les portes de l’intérieur, il a masqué toutes les vitres de bois épais et fermé les soupiraux. Du dehors la demeure est hermétique comme une carapace, du dedans elle est sombre comme un tombeau. Le seul accès possible reste la porte d’entrée. Il la ferme simplement mais ne la renforce pas. Ainsi, quand Legson se présentera il devra passer par là et se faire voir. Et quand il franchira cette porte alors ... alors nous verrons bien.
En attendant, pour conserver ses forces le docteur mange et pour se tenir éveillé il
entretient le feu. Pas question de vin : il n’aurait plus la main sûre et puis d’ailleurs il préfère garder la tête froide. Cette apparition tout à l’heure l’a secoué et en même temps lui a redonné courage car si la défunte a décidé de lui parler, peut-être est elle là encore maintenant. Peut-être qu’elle le protège, qu’elle veille sur lui. Il est donc calme, bien heureux d’avoir à faire à un fou dangereux certes mais qui remplace enfin un mystère si épais qu’il était près de perdre pied.
« Une fois que je l’aurai là, face à moi, je le mettrai en joue. Je le sommerai d’expliquer ces agissements et quand il aura jeté son masque hypocrite je le tuerai sans hésiter. Un homme qui assassine sa femme est condamnable mais un homme qui tue sa femme pour commercer avec le diable est plus condamnable encore et je ne saurai laisser s’accomplir pareil sortilège. »
Ainsi absorbé par le procès qu’il fait par avance à Legson, Ligure n’a pas remarqué la
présence dans la pièce d’un homme de haute stature, portant redingote et manteau doublé de soie noire.
« J’entends que l’on parle de moi ?
Qu’est-ce que ... comment ... ? »
Legson part d’un rire glacial qui déstabilise le docteur. Dans un mouvement de rejet pour faire cesser ce bruit atroce, Ligure tire sur le lieutenant-colonel et celui-ci disparaît, happé par le mur gris. Stupéfait, Ligure reste hébété comme au sortir d’un rêve. Mais le rire raisonne à nouveau, avec plus de force cette fois. Alors le docteur songe à s’échapper et la porte s’ouvre en grand. Il hésite ; avance vers l’extérieur quand une force obscure lui claque avec fracas la porte au nez. Perdu, piégé par ses constructions Ligure ne peut plus fuir ni par la fenêtre ni par l’arrière.
Dans toute l’auberge résonne de plus belle ce rire démoniaque qui ne saurait jaillir d’une gorge humaine.
Ligure est maintenant accroché à la porte qu’il tire de toute ses forces mais les montants sont comme soudés. Rien ne bouge. Il s’acharne, s’aide du pied et tandis qu’il se raidit comme un désespéré sur la poignée, une main l’agrippe par l’épaule :« Voulez vous de l’aide, jeune homme ? »
C’est à nouveau Legson, qui par enchantement a surgit du dedans. Sa main est comme une serre efficace et douloureuse. Ses ongles démesurés sont plantés dans les chairs du docteur dont le bras est tétanisé. Il tente de se dégager et frappe, un nuage se dissipe dans les airs pendant qu’éclate le rire démoniaque. A présent Ligure est au sol, prostré, le dos à la porte et les genoux repliés sur la poitrine. Il respire tant qu’il peut et tente de se calmer. Ce rêve est atroce, rien de tout cela n’existe. Il est là toujours bien vivant et bientôt, ... bientôt ... Face à lui reparaît Legson.
Comme le fantôme de la vieille femme il jaillit du sol et du plafond pour s’installer dans la pièce, bien campé sur ses deux jambes.
Cela n’a rien de la façon dont Ligure comptait l’accueillir. C’est lui qui est surpris et vaincu avant même d’avoir combattu. Face à lui le diable en personne le nargue avec sa canne. Il est incapable de bouger et préférerait être mort plutôt qu’imaginer la suite.
« Alors monsieur Ligure, vous m’attendiez n’est-ce pas ? Vous êtes courageux et vous tenez parole. Seule votre curiosité peut-être, est mal placée. Quoique ... au moins n’aurez-vous pas perdu votre temps. Vous avez trouvé Bonnard, n’est-ce pas ? Il m’a permis d’améliorer mon dosage en sel, pour préserver les chairs. Hélas, vous avec tardé à me le rendre, il a fallu que je vous fasse quitter l’auberge ... Je touche presque au but, docteur. D’ici quelques semaines tout au plus j’aurais la combinaison parfaite de cent trente quatre éléments variés, qui utilisée à bon escient permet de ramener un corps mort dans la journée, à la vie. Ne trouvez-vous pas cela
fascinant ? ... Avouez que cela laisse songeur ... »
Ligure, un peu remis se relève. Il pose sa respiration pour retrouver son assurance et lance au lieutenant-colonel :
« Votre folie est dangereuse, monsieur Legson.
Ma folie ? Ma folie ? répète-t-il. Mais l’immortalité n’est pas une folie cher confrère, c’est une possibilité scientifique qui demande seulement de la patience, de la constance dans le travail. Nous connaissons tout deux les vertus des plantes, des fluides et des poudres, nous savons faire des mélanges qui produisent des effets qu’aucun des éléments utilisés ne possède en propre. Il est aisé de comprendre que la nature met à notre disposition tout le nécessaire : à nous de multiplier les combines pour arriver à nos fins.
Et quelle fin ?
Et bien l’immortalité bien sûr ! Quel bienfait serait plus grand que celui-là ? Vivre
éternellement, vivre non pas quarante ou soixante mais mille ou six mille ans ? Imaginez tout ce qu’il y a à faire, à voir ... Imaginez le pouvoir ...
C’est bien cela qui me préoccupe, votre quête est sombre car elle vise le pouvoir ...
Oui, oui jeune homme le pouvoir. Et voyez comme la nature est généreuse avec moi. En
seulement quinze ans d’études voyez ce dont je suis capable. »
Et disant cela Legson s’efface, perd de sa texture pour ne laisser dans l’espace qu’un peu de vapeur d’eau. Une seconde après il réapparaît entre les flammes du feu, puis disparaît pour resurgir sur l’escalier.
« Alors qu’en dites-vous ? demande-t-il au docteur en le rejoignant en bas, à pied. Et cela n’est pas tout. Je peux m’adresser à qui je veux à distance, parler et entendre sans qu’aucun fil ne me relie à quoi que ce soit. Bien sûr je vole dans les airs comme un oiseau. Je vois la nuit et je peux observer plusieurs endroits simultanément. C’est un grand avantage, croyez-moi ... Ah Ah Ah AhAh »
Le rire de cet être n’est plus naturel, son maintient est mécanique, ces gestes retenus et
son torse anémié font de Legson un démon innommable, un être inhumain privé de la moindre grâce, ne dégageant plus la moindre once de sympathie.
« Comment s’y prendre avec une chose pareille, s’inquiète Ligure. Mon discours n’y fera rien. Il est comme possédé et contre l’ensorcellement, qu’y a-t-il d’autre que la foi ? Quel refuge vais-je trouver ? A quelle source puis-je puiser pour trouver l’inspiration ? Comment percer à jour ce pantin, comment le faire revenir à plus d’humanité ?
Vous êtes inquiet ?
...
Vous êtes inquiet. Vous vous demandez ce que je vais faire de vous. Vous avez peur de mourir ... Vous voyez que l’immortalité a du bon, ah, ah ! mais elle n’est pas pour vous. Vous êtes un jouet, Ligure ! Un jouet dans mon coffre à jouets. Je vais vous enseigner des choses, je vais soulever un coin du voile, vous faire entrevoir des merveilles. Vous en saurez plus que le commun
des mortels. A vous, je vais révéler quelques secrets car vous m’êtes sympathique Ligure. Et puis vous êtes de la partie, vous parlez le latin et connaissez vos classiques. J’aime bien votre audace ... Ah Ah Ah Ah Ah ! »
Cette ponctuation sonore a le don d’énerver le docteur, elle signe de façon trop flagrante
l’extase impitoyable que procure à Legson ses pouvoirs démoniaques. Il jouie de sa position et écrase tout de son rire qui est comme un vitriol lancé à la face de l’humanité entière. Pour corriger ce manque de respect, cette folie qui éclate sans pudeur, Ligure se désintéresse tout à coup du militaire et se dirige vers la cheminée. Il remonte le bout des bûches que le feu à couper en deux, attise les braises pour qu’il reparte, et prend le temps de mettre dans l’âtre quelques nouveaux morceaux de bois.
« Et bien Ligure, à quoi jouez-vous ?
...
Répondez voyons, quel est ce nouveau jeu ? Une de vos inventions ... ? »
Sans répondre, le docteur tire un fauteuil et s’installe face au feu. Il regarde les flammes
avec passion, brûlant de les étreindre pour fuir cet endroit sordide en privant Legson de sa dépouille, et puis lui revient en tête la vieille femme. Se perdant dans la danse trépidante qui secoue le brasier, il la revoit dans sa robe bleue, son chignon bien tourné.
« Vous rêvez, Ligure ? Mon exposé ne vous intéresse pas ? »
Legson fond et projette son image dans les flammes.
« Je suis là aussi. Partout où vous regardez, j’apparais ... Vous avez l’air triste. Est-ce votre mort prochaine qui vous met dans cet état ? Ne soyez pas apeuré, j’utilise des procédés propres, sans effusion de sang ni dépeçage sauvage. Vous ne sentirez rien du tout. Une simple injection suffit, n’ayez crainte. » Legson insiste en prenant un ton faussement complaisant.
Ligure quitte le feu des yeux et se penche en arrière pour les lever aux cieux.
« Inutile de chercher secours là-haut, j’y suis aussi » plaisante le lieutenant-colonel en s’allongeant au plafond comme sur le sol, les bras croisés derrière la tête.
« C’est très confortable, voyez-vous cela rappelle un peu la balançoire, comme quand nous étions plus jeune. Vous aimiez la balançoire monsieur Ligure ?
...
Je vois, ni balançoire ni rigolard. Et bien mon cher je ne vanterai pas votre sociabilité, vous feriez piètre figure dans un dîner en ville !... Etes-vous toujours aussi ténébreux, docteur ? Ah Ah Ah. Je ne suis sans doute pas un invité de marque à vos yeux. Je ne suis pas assez bien ? Je suis, ... fou ? C’est cela ? Et vous ne parlez pas aux fous ? Mais je suis aussi le diable, docteur, n’oubliez pas cela. Mon pouvoir est immense et mon emprise totale. »
Déjà, le docteur se lève et regarde par la fenêtre. Bien sûr, les planches qu’il a cloué du
dehors l’empêchent de voir quoique ce soit, si ce n’est son propre reflet dans la vitre. En arrière plan il retrouve la pièce, un peu déformée, et l’image de Legson dans son dos qui pérore. De l’autre côté de la vitre, sur la paroi de bois qui obstrue et obscurcit la fenêtre, une petite lueur attire son attention. Il plonge son regard par delà la surface de verre et reconnaît en tout petit la silhouette de la vieille femme. Avec son doigt sur la bouche elle l’invite à garder le silence, et puis d’un geste elle lui fait signe d’approcher. Ligure colle son visage à la fenêtre, place son nez de biais pour éviter la buée produite par ses narines et écarquille autant qu’il peut ses pupilles fatiguées.
« Tout ira bien ... crois moi. »
D’un clignement de paupière, Ligure acquiesce. Mais sur ses talons Legson lui glisse à
l’oreille :
« Non, vous ne pourrez pas partir par là. Vous avez fait du bon travail ... C’est très solide croyez moi. Et puis pourquoi vouloir me quitter ? Je peux vous révéler l’avenir et réaliser vos souhaits : je suis aussi génie à mes heures. Mauvais génie, bien sûr. Ne me demandez pas la paix intérieure. Demandez moi de l’or, une tonne d’or vous l’aurez. Demandez des femmes, vous en aurez de toutes races, de tous âges. Demandez le meilleur cheval, le plus rapide, le plus fougueux, je peux vous le fournir. Ou un domaine à votre mesure, un pays peut-être pour vous distraire ...
Demandez, Ligure, demandez ... »
Le docteur est toujours silencieux. Il marche un peu et s’arrête à proximité d’une table. Sur le mur, à sa gauche, une tâche d’humidité lui révèle à nouveau la présence de la vieille femme défunte. Sans se soucier de Legson il observe l’auréole originale et le spectre se détache du mur pour lui sourire. Le docteur rend un sourire à la forme de pierre, sourire qui déclenche chez Legson un nouveau sarcasme.
« Vous parlez au mur ? Vous souriez à cette pierre ? Est-ce que vous vous sentez bien, docteur ? Peut-être sommes nous tout les deux fous alors ? Ou peut-être est-ce vous qui êtes dérangé. Comment qualifier ce genre de comportement ? Répondez, quel est votre diagnostic ? Le benêt de cet après-midi était plus dégourdi ... Alors ? Qui doit-on enfermer monsieur Ligure ? Vous ou moi ? ... Je crois que la démonstration est faites de votre incompétence : vous n’êtes même pas capable de me donner votre avis. »
Une nouvelle fois le médecin change de cap, il fait quelques pas pour s’éloigner de Legson et dans l’ombre d’un verre posé sur la table il voit à nouveau la forme de la femme en bleu. Elle lui indique d’un geste le feu. Ligure répond oui de la tête, se relève avec calme, puis il se dirige droit vers la grande cheminée de briques noires. Là il décolle un peu les bras de son torse et se laisse tomber à genoux dans les flammes. Sans qu’il ne ressente quoique ce soit, une terrible odeur de viande grillée embaume la pièce. Il perçoit près de lui une présence, celle de la vieille femme qui lui prend la main. En lui souriant encore de ce joli sourire si rassurant elle l’attire dans l’épaisseur du mur.
Cinquième chapitre
Hélas son sursis n’est que de courte durée, déjà Legson le retrouve dehors et l’interpelle : « Vous êtes là Ligure ? Bon sang ! Vous ne m’aviez pas prévenu que vous êtes l’un des nôtres ! Je vois que vous avez étudié vous aussi... mais vous semblez surpris... quelque chose ne va pas ? »
Surpris, Ligure l’est pour le moins. Ainsi, serait-il lui aussi doué de magie ? Dans les
branches d’un arbre proche trône en majesté la femme en bleu. Sa robe est étalée largement sur le feuillage, elle sourit et l’encourage.
« Te voilà devenu l’égal du démon. Tu possèdes toi aussi les pouvoirs fabuleux que nous avons tous. Courage ! »
« Mais dis moi, Ligure. Nous pourrions nous associer ... chercher ensemble ...
Chercher quoi ?
L’immortalité, le pouvoir ! Que crois-tu que l’on souhaite une fois que l’on peut voler et voir l’invisible ? Dans quelques temps tu comprendras cela par toi-même. Alors associons nos défauts et nous conquerrons le monde. Qu’en dis-tu ? »
Sans répondre, Ligure s’échappe et reprend forme sur le toit de l’auberge.
« Nous serons mieux ici, lance-t-il à Legson.
Très bien, répond l’autre en atterrissant à ses côtés. De quoi parlons nous ?
Votre projet.
La vie éternelle ?
Oui.
Et bien ? ...
Vous n’y êtes pas.
Ah !
Non !
Mais qu’est-ce que vous me chantez, Ligure ? Vous êtes bel et bien incapable ! Incapable de voir où est la sagesse. Incapable d’ambition, de grandeur ! Votre discours est à ce point sot que ...
Et le vôtre à ce point absurde que je me permets de vous interrompre.
Que cherches-tu ? gronde le démon. Ma colère ? Ses yeux se teintent soudain de rouge, ses poils se hérissent sur son échine, sa gorge enfle au rythme de ses grognements.
Cela ne m’impressionne pas, annonce le docteur. Vous êtes un monstre. Un démon mineur incapable de voir plus loin que le bout de son groin. Car ce n’est pas l’immortalité que l’on cherche ici. Ce n’est pas le pouvoir et la multiplication des accessoires. Ce n’est pas votre minable quête
du toujours et du partout qui compte. Non, monsieur Legson, vous n’y êtes pas. Pas du tout. Regardez-vous ! Regardez-vous ! Vous tuez pour alimenter vos vulgaires expériences. Vous pensez dominer le monde par la force brutale, par l’asservissement des autres hommes et l’élimination de vos détracteurs. Que cela manque d’étoffe ! Combien vous faudra-t-il encore en momifier pour toucher au but ? Quelle perte de temps Legson, je vois bien que vous ne valez rien ... Rien du tout ! »
Bien sûr, tant d’insolence finit par faire sortir le militaire de sa réserve. A présent hurlant et griffant le sol il contient sa rage quelques secondes car il craint un peu ce tout nouveau mage dont il ne sait rien, mais déjà elle explose en un déferlement de violence. Tourbillonnant comme un cyclone, Legson attrape, casse, plie, coupe, déchire, arrache, mord et détruit tout ce qui se trouve aux alentours. Après son passage ne subsiste sur un rayon de deux lieux à la ronde pas un arbre, pas un animal, pas une plante ni même une pierre intacte.
Au centre de ce cratère effrayant de désolation trône l’auberge, préservée, et Ligure
toujours juché sur son toit tel le hibou. Admiratif, il siffle et applaudi la prestation :
« Belle énergie, c’est remarquable ... Legson. Mais une fois de plus vous n’y êtes pas. Vous êtes un homme d’épée Legson, un homme de guerre, de pillage et de meurtre. Et vos pouvoirs supplémentaires n’ont fait que renforcer votre caractère dévastateur. Cela vous rend fort, bien sûr et vous utilisez votre force pour vous imposer. Mais cela vous rend-il vraiment service ?
Vous ressemblez à ce garçon de la fable qui était lui aussi très fort. Si fort que lorsqu’il
voulut un jour se faire l’ami d’une souris, il la prit tendrement dans sa main et l’écrasa comme une noix.
Que voulez-vous dire, s’inquiète Legson.
Vous n’êtes bon qu’à détruire. Vous êtes un fossoyeur. En massacrant vous vous vengez d’un sombre souvenir : c’est sans doute là qu’il faut chercher le moteur véritable de vos écarts. L’immortalité est un prétexte, vos expériences, un prétexte aussi pour assouvir votre goût immodéré du meurtre. Vous êtes un démon mineur bon à détruire mais vous ne construirez jamais rien : ni oeuvre ni empire. »
Legson observe le jeune homme. Il sait qu’il est doué de forces mystérieuses. Il ne connaît rien de ses secrets et le combattre n’est pas sans risque. Or la vigilance du vieux militaire baisse en même temps que diminuent ses neurones opérantes, ses forces s’épuisent plus vite ... Il n’optera donc pas pour le combat mais une dernière fois pour son corollaire : la séduction flatteuse et pleine de diplomatie dont est capable le diable.
« Monsieur Ligure, le fait est que les rôles se sont inversés. Par un moyen que j’ignore vous avez basculé parmi nous. Vous êtes donc un des nôtres. Vous êtes jeune et plein d’audace, c’est naturel et je ne vous en tiens pas grief. Néanmoins, vous devrez apprendre qu’ici aussi il existe quelques règles de conduite à respecter. »
Patient, Ligure écoute le discours du démon.
« Ainsi, étant plus jeune et fraîchement initié vous me devez respect et obéissance. N’oubliez pas que je suis ici chez moi. Si vous n’y prenez garde, vous risquez de déclencher une colère que vous ne pourrez plus contenir ...
Mes intentions à votre égard sont des plus bénéfiques. Je vous propose de gagner du
temps. Croyez moi, vous en viendrez vous aussi à souhaiter repousser le jour funeste de votre mort ... et je peux vous livrer mes propres conclusions à ce sujet car cela fait déjà des années que j’y travaille.
Mais je suis mort, Legson, êtes vous donc si stupide ?
Ah Ah Ah Ah Ah ! Vous y avez cru ? Ce saut dans le feu vous aura donc autant marqué ? Regardez donc, palpez vous et vous constaterez que vous êtes bel et bien vivant, et constitué de chairs et d’os ! Ce que vous avez pris pour la grande traversée n’était qu’une étape, une épreuve rituelle orchestrée par quelqu’un qui vous protège. Vous avez brillamment été initié monsieur Ligure et cela vous vaut ces quelques pouvoirs que vous découvrez. Ah Ah Ah Ah Ah ! Vous pensiez déjà être arrivé ? Il n’en est rien. Et bientôt vous vous ennuierez. Acceptez donc que vous êtes bien jeune, et bien peu qualifié pour mettre en cause ce que je vous dis.
Acceptez mon offre, vous gagnerez du temps. »
Alors que Legson termine, le docteur s’ausculte : il tâte son pouls et vérifie sa respiration, bien présente. Il entend son sang battre sur ses tempes, sa mécanique interne raisonne et s’agite même en rythmes saccadés. Nul doute possible, il est vivant.
« Faites moi confiance, poursuit le diable, vous avez tout intérêt à me croire ... Nous ferons, je pense, une bonne équipe vous et moi. Et nous parviendrons à percer ce secret si fabuleux.
Jamais je ne vous suivrai, Legson. Je persiste à dire que votre projet est illusoire et
inhumain. Vous voulez être l’égal d’un dieu pour maîtriser le temps et exercer votre pouvoir sur le vivant. C’est inconcevable. Vous êtes le fruit de la vie, cette suite ininterrompue d’évolutions qui se déploie depuis des lustres. Vous êtes une partie du tout et rêvez d’être ce tout, de dominer ce tout pour l’assujettir à vos désirs, à votre soif de contrôle, à votre orgueil. Mais ce grand tout aura
raison de vous. Vous vous perdrez tout seul et je ne souhaite pour rien au monde vous suivre dans ce fantasme.
Il le faudra pourtant, Ligure. N’oubliez pas que vous êtes sous mon emprise. »
A présent redevenu aussi calme qu’après ses bonnes résolutions de la veille, le médecin, l’homme de science et de raison que se targue de représenter Ligure reprend possession de lui- même.
« Seul celui qui sait se dominer peut se libérer de la puissance qui enchaîne tous les êtres » Il se récite cette phrase de Goethe comme un mantra, pour se convaincre et s’encourager car sans relâcher sa pression Legson reprend.
« Vous avez beau crâner, vous n’en menez pas large avouez-le. Vous savez quel sort vous est réservé, vous n’y échapperez pas ; à moins que vous ne me fassiez confiance. Car je peux aussi rendre les choses plus simples, plus confortables. Je peux m’occuper d’assouvir toutes sortes de désirs, je peux vous garantir la fortune et un toit, et des chevaux. Vous aurez des habits et des valets, des cuisinières et des domaines. Tout le luxe qui vous fascine et les fêtes dont vous rêvez, tout, dès l’instant où vous consentez à m’offrir votre temps, votre énergie et votre esprit ... Ah Ah
Ah Ah Ah ! ... Dites oui et c’est pour la vie ! Ah Ah ! Vous n’avez aucun choix possible, je serai toujours là, je ne vous quitte plus. »
Disant cela, Legson se dématérialise et Ligure sent sur sa nuque comme un souffle froid, une respiration proche, si proche et si glaciale que tout son corps se tend, se crispe comme pour lutter contre un vent polaire en pleine tempête. Impossible de supporter cette présence.
« Ah Ah Ah Ah Ah ! »
Redescendu dans l’auberge, Ligure met la main sur un pichet de vin vide. A côté se trouve une cuillère en bois qu’il attrape, puis il ferme les yeux et s’aidant de ces ustensiles comme depercussions il commence, d’abord lentement, à tourner sur lui-même. Il tourne dans le sens inverse des aiguilles d’une montre en battant une mesure saccadée, enivrante, la tête renversée il tourne et danse comme un derviche. Dans son esprit les idées défilent et s’emmêlent au même rythme que sa transe, bientôt il quitte l’espace parasité par Legson pour un endroit plus calme,
plus propice à l’émergence d’une idée quelconque lui permettant d’échapper à l’emprise du démon.
« Ce démon est trop collant, trop preignant. Je l’entend rire et parler, il se moque sans arrêt, me nargue et m’exaspère. Que suis-je donc venu trouver là ? C’est moi bientôt, qui vais perdre la raison.
Tu vois bien que je disais vrai ? »
Sans cesser de tourner, Ligure vacille dans sa posture en entendant des voix. Mais sur le fond coloré de sa méditation se détache une forme à présent familière : celle de la vieille femme.
« Tu vois, je te l’avais dit, reprend-elle. Il est possédé. Et dangereux.
Comment combattre ? demande Ligure à voix basse.
Surtout pas par la force.
Il prétend pouvoir m’obtenir de l’argent et des plaisirs.
C’est ainsi qu’il s’assurera ta reconnaissance. Si tu acceptes ses cadeaux, tu deviendras sa chose. Il n’aura de cesse de te rappeler tous les bienfaits qu’il a mis à tes pieds et tu n’auras plus jamais de liberté. Tu devras lui en être éternellement reconnaissant.
Je sais, j’ai refusé mais il ne me lâche plus. Il veut me faire travailler à son oeuvre délirante, il veut que nous soyons associés. Il est là tout le temps, je ne peux plus faire un geste ni un pas sans le sentir à mes côtés ou sans que raisonne son rire infâme.
Sauf quand tu es ailleurs.
Mais la vie réelle va m’échapper.
Tu es déjà des nôtres.
Ce qui signifie ?
Que ta place n’est plus de ce monde. Ce diable qui te poursuit est ton tentateur. Il te
propose de jeter les armes, de renoncer à la quête qui t’anime pour retrouver la douillette présence de la société diabolique qu’il forme avec les siens. En son sein tu es sûr de ne manquer de rien. Auprès d’eux, si tu acceptes de les servir, tu n’auras jamais faim ni froid. Ils te fourniront l’essentiel en échange de ton temps, de ton énergie, de ton esprit conscient et inconscient.
Ta place n’est plus là. Tu commences déjà à ressentir l’agacement que produit la
superficialité et la promiscuité sur un esprit trop sensible. Tu dois pour te construire pouvoir goûter un calme et une quiétude propre à t’éveiller, t’emporter vers de lointains ailleurs. Celui, ou celle qui ne trouve point de temps à consacrer à cela est menacé de grands périls car sa raison surexcitée, sollicitée de toute part par des effets toujours plus fascinants n’aura pour matériau de construction psychique que ces images décousues, hachées, ou lisses et préfabriquées. Sa vie sera à
l’identique décousue, virtuelle et fade, sans aucun sens ou sans autre sens que le sens général, la normalité rassurante d’une vie parfaite, moulée bien comme il faut.
Tu n’es pas fait pour cela. Tu cherches, et tu n’auras de cesse de chercher ...
Soit, mais comment me débarrasser de Legson ?
Reprend ta route et concentre toi sur ton chemin. Regarde chaque paysage, observe les situations et interroge pour comprendre. Visite le monde et parle à tous, va, viens, ne t’attache àrien ni personne qu’il pourrait détruire à ta place, et vaque à tes occupations. Bien vite il renoncera. Quand il sentira que tu es prêt à vivre ta propre vie malgré tout, à l’accepter lui, et l’intégrer comme une partie de toi, dès qu’il sentira que tu es sincèrement prêt à l’accueillir à ta façon sans qu’il ne parvienne jamais à prendre l’ascendant, il préférera disparaître.
Voilà donc ce qui m’attend ?
Si tu décides de refuser la vie de servitude, oui.
C’est un chemin difficile.
Hors norme.
Et solitaire ?
Pas toujours.
Et comment cela se présentera-t-il après ma danse ?
Tu n’es plus de ce monde. »
Sans plus de retenue, Ligure s’effondre au sol et plonge dans le sommeil. Après quelques minutes il s’éveille le visage inondé d’eau, Legson est là, une écuelle vide à la main. Il se met à taper sur la table avec l’écuelle, faisant un boucan de tous les diables. « C’est amusant, je comprends que cela vous plaise, lance Legson. C’est très dansant ! Ah Ah Ah ! Alors, vous avez bien dormi ? Et notre affaire, ... ma proposition, ... il me faut une réponse à présent ; nous avons du pain sur la planche.
Ah oui, j’ai réfléchi. C’est non. Votre travail n’est pas pour moi. J’ai d’autres projets et votre immortalité me mine le moral.
C’est intéressant ... Alors c’est la guerre ?
La guerre ? Ce n’est pas parce que je ne suis pas avec vous que je suis contre vous. Votre histoire n’est pas la mienne voilà tout. J’ai d’ailleurs une foule de choses à voir ...
Ah ! Vous partez ?
Je pars, oui.
Et moi je reste ?
Vous faites ce que vous voulez ...
Vous pensez vous débarrasser de moi ?
Non, je pars, voilà tout.
Où ça ?
Par là .
A pied ?
A pied oui.
Et vos pouvoirs ?
Ils sont inutiles, je ne vais pas loin. »
Déjà, Ligure avance sur le chemin de terre, d’un bon pas pour se réchauffer mais sans se presser. Legson lui laisse prendre de l’avance, il le regarde s’éloigner, il lui accorde encore quelques minutes puis il surgit à sa rencontre, face à lui sur le chemin. Les mains derrière le dos il arbore la mine grave de l’homme grave qui réfléchit à un problème grave.
« Bonjour, marmonne-t-il sans lever la tête au passage du docteur.
’jour, est la seule réponse qu’il reçoit.
Savez-vous l’heure qu’il est ?
...
Bientôt cinq heures !
...
Et vous n’avez toujours rien mangé monsieur Ligure. Votre estomac doit crier famine.
...
Ne mentez pas, je l’entends. J’entends votre détresse, monsieur Ligure. Si vous le
souhaitez, j’ai là quelques victuailles appétissantes, très bien cuisinées. Si vous voulez, nous pouvons faire une halte, nous restaurer et bavarder quelques instants. »
Sans répondre, Ligure poursuit sa route. Il se dirige d’abord vers le nord, se donnant en
secret St Béat comme but, en sachant cependant que le trajet à pieds peut fort bien prendre plusieurs semaines. Il compte sur le périple pour semer Legson d’une façon ou d’une autre et il veille aussi à ne pas choisir un cap trop direct qui risquerait de mettre le démon sur la piste de son village.
Il marche donc un peu au hasard, au gré des paysages et des pistes qui s’offrent à ses pas, il traverse des champs labourés et préparés, prêts à concevoir une nouvelle récolte. Il traverse une rivière rougie, et puante à cause de la tannerie qui se trouve en amont. Il évite les villages et les fermes mais les chiens le sentent et leurs aboiements l’accompagnent de loin en loin comme une menace qui plane et n’éclate pas.
Sortant d’une vigne, il tombe tout à coup en bordure de chemin sur un noyer majestueux.
Peut-être stimulé par quelque veine d’eau souterrainne, l’arbre trône au milieu d’un parterre de noix grasses et généreuses. Ligure s’arrête, s’assied sur des pierres masquées par les fougères. Il attrape quelques fruits et commence un repas frugal en songeant qu’il y avait là naguère une maison dont on devine les fondations enfouie sous la végétation.
« Enfin vous faites une halte ? Si j’avais eu sous mon commandement des gars sérieux comme vous, peut-être alors aurais-je réalisé de grandes choses. Vous feriez un soldat admirable, Ligure.bEndurant, déterminé, capable de se nourrir de peu et de garder de la réserve. C’est l’essentiel desvqualités requises à l’armée pour faire carrière. Je parie que vous n’avez jamais pensé à cela ?
...
Vous permettez que je mange quelque chose ? Cette marche forcée m’a ouvert l’appétit. »
Il sort de nulle part un sac de cuir duquel il extrait un poulet frit, des oeufs durs et des fèves au lard, du fromage, du pain, et puis des jambons, du vin.
« Je commence par le poulet, cela vous tente-t-il ? Ah Ah Ah ! » Il mange sans gêne, multipliant les bruitages et les cris de contentement.
« Ce vin est fameux, fameux. Dites moi, nous dormons là n’est-ce pas ? Vous n’allez pas me faire le coup de repartir sur la digestion ... Rassurez moi. »
Ligure ne dit rien. Il grimpe à l’arbre et choisit une branche sur laquelle il s’assoit, puis il s’y allonge et se détend. Sans être obligé cette fois-ci de tourner sur lui-même pour décoller du réel il se concentre sur le travail de sa respiration et s’éloigne déjà de là.
Il navigue en dedans de lui-même, s’arrête pour jouir du calme qui règne et poursuit plus avant grâce à de profondes inspirations suivies, après une retenue d’air, d’aussi profondes expirations.
Ainsi bercé il s’endort ou du moins quitte la scène.
En bas, puis sur la branche près de lui, Legson continue son discours fait de sarcasmes et de menaces. Mais rien ne peut troubler Ligure. Il a choisi de ne pas revenir en arrière, il neretournera pas dans la réalité commune et néglige désormais la compagnie de ses semblables.
Il comprend que ce diable qui ne le lâche pas c’est son esprit qui l’a fait naître. Il comprend que ce qui est en jeu c’est sa participation ou non au grand théâtre social.
Car c’est la société qui dispense chaleur et bienfaits à ceux qui travaillent pour elle. C’est la société qui exclue ou détruit les individus qu’elle considère inaptes ou qui sont décidés à ne pas la servir.
C’est la société encore qui met tout en oeuvre pour atteindre cette immortalité fantasmée. C’est la société enfin qui, sous prétexte de progrès, impose sa vision rationnelle et mécaniste de la réalité, qui asservi et assujetti à sa seule cause les peuples et la Nature.
Chercher l’immortalité est un leurre, cumuler les pouvoirs, les honneurs, la richesse ... est suspect : seul le démon peut garantir leur obtention, et le prix à payer est toujours le meme : c’est l’ame que l’on monnaye. Alors meme s’il est vrai que cette substance délicate reste difficile à bien cerner, disons que c’est l’énergie physique, l’intelligence et le temps que l’on offre en contre-partie de cette illusion de grandeur. Ligure conservera son temps, sa vigueur et sa noble intelligence.
Jamais il ne la mettra au service d’un projet destructeur plus que constructif, inhumain plus que transhumain, un projet qui dénature toute l’espèce humaine pour qu’un tout petit nombre prétende etre devenu dieu.
Il ne sait pas très bien où le conduira cette décision de rupture mais il fait confiance à son intuition, à son inconscient, à cette vieille femme en bleu qui lui sourit entre les flammes.
Rejetant sa carrière toute tracée de médecin, renonçant au confort bourgeois, à la considération voire au prestige de la fonction, refusant de passer des heures, et de corrompre son esprit, en expériences malsaines pour rechercher le secret d’une vie éternelle passée à jouir d’un pouvoir sans borne sur les choses et les gens, Ligure opte pour le pas du flaneur. Il mènera sa vie au rythme de sa marche. Il prendra alors le temps d’observer, de contempler et de méditer l’oeuvre d’une Nature
sans age.
Renonçant aux biens matériels il sera libre et surtout sans peur. Sans doute sera-t-il déclaré fou ou idiot, et il confortera chacun dans cette idée pour se libérer plus surement de la compétition sociale. Il deviendra sage, poète ou anarchiste.
En définitive il contient les assauts du démon pour éviter de retrouver la vie rigide et établie qu’il menait jusque là. Il décide de renoncer à l’ambition d’une vie réussie, aux honneurs d’une découverte prestigieuse. Il ne mentira plus aux patients à l’agonie, il ne fera plus usage de son autorité pour manipuler ou abuser de la confiance des malades.
Il veut échapper aux plans diaboliques de Legson et de tous ceux qui rêvent d’immortalité, de controler la Vie ou d’améliorer l’espèce. Il sait quelle folie cela masque et quels troubles cela entraînera.
Il ne veut plus servir un progrès qui condamne la Nature et l’Humanité pour servir les plans démoniaques de quelques-
uns.
Il souhaite se mettre à l’écart, poursuivre son chemin aride et sinueux, sourd aux moqueries comme aux menaces.
Qu’importe que Legson le suive et le saoule de ses paroles, Ligure est au début d’une
quête qu’il sait juste, et une foi toute nouvelle l’anime.
FIN
David Vial (2oo6-2oo9)
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