L’arbre
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illustration Brahim Bazaou (1999)
L’arbre
david Vial - 2016
Voici l’histoire étrange d’un homme pas tout à fait sapiens, en quête d’un endroit frais où construire sa maison.
A cette époque reculée, l’idéal pour s’installer est un trou dans la montagne. Il suffit d’en arranger l’entrée pour se sentir chez soi. Mais ces refuges plaisent aussi aux ours comme aux félins et pour les déloger il faut être en nombre. Seule une tribu peut investir un trou de montagne et ensuite le conserver. Un homme seul courrait à sa perte.
D’ailleurs il est déconseillé de se trouver devant ces entrées la nuit à cause des esprits qui passent. Car ces trous s’enfoncent dans la terre et vont dessous, là où le soleil disparaît, là où va l’esprit des anciens. Lorsqu’un clan habite l’entrée il n’y a pas de danger : les chaman aidées par les enfants s’appliquent à dessiner et graver sur les parois de nombreux gibiers qui servent à nourrir les esprits. Elles vont loin sous la terre pour que ceux-ci n’aient pas à ressortir. S’il y a suffisamment de gibier près d’eux tout se passe bien. Par contre, si rien n’est laissé à leur intention ils reviennent jusqu’au dehors et peuvent tourmenter ceux qui dorment là.
Loin de sa tribu, seul, notre homme se trouvait déjà exposé à de nombreux dangers bien concrets comme la chute, l’attaque de bêtes sauvages, le manque d’eau ou de nourriture. Il n’avait aucune envie de se mettre à dos les esprits. Ce n’est donc pas vers la montagne qu’il allait. Il préférait suivre le cours de la rivière, sûr d’y trouver ce qu’il faut pour survivre pendant plusieurs soleils. Il marchait d’un bon pas, bien décidé à aller loin. Assez loin, les siens ne pourraient le retrouver. Peut-être certains s’étaient-ils lancés à ses trousses mais il veillait à brouiller sa piste en marchant bien dans le lit de l’eau.
Il avança ainsi, saluant de nombreuses fois l’aurore et peu à peu le paysage se modifia. Ce matin là il s’était réveillé dans une vallée élargie, la rivière qu’il suivait sortait enfin des gorges calcaires. Au loin devant lui, le cours d’eau plongeait dans une forêt épaisse qu’il atteindrait avant le soir. Autour, les odeurs et les bruits n’étaient déjà plus familiers. Cette nouveauté l’excita et l’inquiéta mais loin de se sentir en danger il s’émerveillait de saisir au gré du vent un chant ou un parfum nouveau. Il se rendait bien compte que rien ne lui était totalement inconnu : il voyait de nouvelles variétés d’arbres et de fleurs mais au fond retrouvait partout la même odeur végétale et rassurante ; certains oiseaux sifflaient des mélodies qu’il croyait reconnaître, pourtant en les guettant il constatait que leur plumage était étrange et singulier comme s’il s’agissait de frères ou de cousins, parents des oiseaux qu’il connaissait d’avant.
Après encore quelques kilomètres, la rivière s’engouffra dans les bois et s’arrondit alors pour former un lac assez grand tout entouré d’arbres. Il en fit le tour en suivant la rive nord et repéra au sol les pistes qu’empruntent les animaux pour aller boire. D’après les traces visibles il y avait dans les environs de la berge des cervidés, des palmipèdes, des loutres et des ragondins.
L’homme fut heureux de sa découverte.
Cet endroit propice arrivait au bon moment, l’eau et la nourriture étaient abondantes, la forêt le protègerait et lui fournirait la matière première pour mener à bien ces ambitions. Juché sur un talus il contemplait déjà l’ensemble du site comme un animal observe son territoire, lorsqu’un peu plus loin sur la rive ouest, il repéra une plage de galets gris, cernée d’arbres.
Il s’approcha.
La plage assez large s’ouvrait sur une clairière ensoleillée accessible uniquement par la voie qu’il avait suivie. D’épais fourrés fournis interdisaient tout accès par la forêt. C’est donc là, entre l’eau et le bois qu’il décida de construire sa maison.
Presqu’au centre de la clairière s’élevait un arbre solitaire. Un arbre jeune et déjà robuste, ample et épanoui dont les branches principales quittaient le tronc à hauteur d’homme levant un bras. Il servirait de base, de mat et de charpente à sa future demeure.
Comme il était encore tôt et qu’une excitation fébrile l’animait il se mit aussitôt à l’ouvrage. Maniant la hache il coupa et prépara cinq troncs assez gros pour faire office de piliers puis il les tailla, les planta et les relia. A la fin du jour il avait dressé sous le jeune arbre une solide structure ronde. Il s’abattit, fourbu dans le chantier et s’endormit en rêvant aux prochains aménagements. Le lendemain il s’y remit et pendant deux soleils encore il continua jusqu’à ce que son œuvre soit achevée.
Pour former les murs et le toit il avait entrelacé des dizaines de branches souples de saules et de noisetiers qu’il avait ensuite enduites de boue et de mousse. La construction enrobait maintenant le tronc du jeune arbre qui en supportait le poids et de loin l’ensemble ressemblait à un tumulus creux, vide encore de toute dépouille.
Il se reposa quelques jours. Puis lorsqu’il considéra s’être assez contenté de ses efforts il décida de repartir en chasse. Un matin tôt il troqua donc son marteau et ses ficelles contre une massue et une fronde, il salua sa maison et s’éloigna de bonne humeur sûr de profiter de son expédition pour ramener quelques trésors pour l’embellir.
Son absence dura moins d’une demi-lune.
A son retour il fut heureux de constater que personne, ni homme ni bête n’était venu dévaster sa demeure. Pourtant, il éprouvait une étrange sensation. De loin déjà il avait reconnu sa cime : il lui semblait que l’arbre, son arbre, avait grandi. Bien entendu il sait qu’un arbre grandit. Mais doucement, comme les galets s’arrondissent. Peut être n’était-ce qu’une impression mais cela l’inquiéta. Il ressortit vérifier les murs et le toit, puis il en vint à examiner les herbes tissées qui liaient les piliers aux branches de l’arbre et alors ce qu’il vit là lui fit mal : la branche avait grossi d’un tiers environ, sans que les liens solides n’aient cédé, ils étaient enfoncés dans la chair de l’arbre et presque recouverts. Il lui parut évident que l’arbre avait poussé plus que d’ordinaire pendant son absence.
Il se demanda si son voyage avait pu être plus long. Ou s’il avait consommé quelques racines délicates ou un champignon qui changent l’esprit de tête quelques temps. Mais cela n’était plus vérifiable. Par contre il remarqua que les arbres et les plantes des alentours avaient suivi une croissance normale, c’est à dire lente.
Il ne savait vraiment pas quelle attitude adopter.
Cet arbre étrange, dans cette contrée si éloignée de chez lui avait peut-être une façon particulière de pousser. Peut-être lui suffisait-il simplement de chercher un peu plus loin un autre endroit ?
Il hésita, tourna autour de l’arbre, flaira et retrouva les différents repères qui marquaient cet arbre là comme le sien. Finalement il s’assit.
« De toute façon, songea-t-il, une fois que j’aurai trouvé un autre arbre convenable, j’oublierai celui-ci. Ici ou ailleurs, il n’y a pas de grande différence. Après tout j’ai marché longtemps pour arriver au bord de ce lac et si je continue à marcher j’oublierai le lac et l’arbre et je marcherai jusqu’à un autre endroit. »
Cette idée saugrenue le laissa perplexe quelques instants car jamais il n’avait pensé à cela.
Un vent faible et frais vint le tirer de rêverie. Il huma l’air, interrogea le ciel et comprit qu’un vent vif et froid soufflerait toute la nuit. Il s’empressa donc de se calfeutrer en conséquence et mangea en silence. Le vent, en effet, s’engouffra et souffla, siffla et fit frissonner les feuilles affaiblies toute la nuit.
Le lendemain à l’aube en ouvrant l’oeil, il aperçut au plafond plusieurs petites branches qui avaient traversé le toit. Il bondit, se redressa à fond, il leva le bras, s’étendit sur les orteils et tenta de casser une des pousses ; mais celle-ci ne céda pas et contrarié dans son mouvement il faillit tomber. Ces rameaux anodins constituaient pour lui une menace sérieuse car ils faisaient un passage à la pluie, aux araignées et s’il les laissait grandir ils pourraient endommager son habitat. Alors, adoptant une autre stratégie il se munit d’un couteau de silex, sortit et grimpa à l’arbre. De là il entreprit de cisailler ces pousses téméraires à leur base. Allongé sur la charpente il eut du mal à saisir, du bout des doigts, la petite branche.
On aurait dit que l’arbre transpirait sa sève et le couteau ne parvenait pas à entamer la matière caoutchouteuse, grasse qu’il tenait avec maladresse. Renonçant il redescendit de l’arbre et prit peur : en lâchant la dernière branche il sentit le bois mollir dans sa main. A présent, son inquiétude grondait. Du regard il balaya les parages. Nerveux il fit une ronde pour découvrir une éventuelle menace mais autour de l’arbre tout était calme.
Il finit par rentrer s’allonger sur la litière de bruyère, observant au plafond les pousses hostiles. Il en aperçut alors d’autres qui étaient apparues et il lui sembla bientôt qu’à mesure qu’il les surveillait les branches et les feuilles s’épanouissaient davantage. Déjà le toit était une loque et les piliers pliaient sous la pression. Sa maison allait être dévorée par l’arbre !
Mû par une énergie soudaine il sauta sur sa hache et entreprit d’entamer le tronc comme un forcené. L’écorce éclata en morceaux, il tapa et cogna encore sans réaliser que chaque coup donné faisait croître l’arbre d’une saison sans pour autant l’entamer. Son refuge était à présent en miettes et l’arbre refusait de céder ! Alors rien d’autre ne comptait que de le frapper, lui qui semblait être la cause de son tourment et de la pluie de ses yeux. Il cessa toutefois de cogner lorsque son corps entier fut pris. L’arbre cessa du même coup de grandir. Et l’homme se retrouva prisonnier.
Pleurant comme un enfant, il ne comprenait pas pourquoi l’arbre lui en voulait. Il avait juste construit une maison. Pour se protéger de la pluie et du vent, pour s’allonger et dormir. Pourquoi celui-là ne l’acceptait-il pas ?
Il était déjà difficile de partager un territoire avec certains animaux, si maintenant il fallait aussi se méfier des arbres la lutte pour la vie deviendrait impossible. D’ailleurs les bêtes ne tarderont pas à sentir sa détresse. Et même s’il était assez haut pour échapper aux loups, un félin serait enchanté de le rencontrer.
C’est à cela qu’il songeait lorsqu’un autre homme arriva là.
Comme lui, il était loin de sa tribu, en quête d’aventures et curieux de découvrir le monde. Il trouva étonnant qu’un homme fut coincé dans un arbre. Pour commencer il essaya de tirer le corps par les pieds, par les bras et les épaules mais malgré ses efforts il ne parvint pas à le dégager. Moult grognements et cris rauques accompagnaient ces gesticulations.
L’arbre attendait.
N’arrivant à rien, l’homme regarda autour de lui : les restes de la maison, écrasés et éparpillés évoquaient une lutte. Dans les débris épars, à la recherche d’une issue soudain il aperçut la hache. Son visage s’éclaira aussi vite que celui de son compagnon s’assombrit.
L’arbre, lui, n’a pas de visage.
Fier de lui il brandissait maintenant la hache en riant ; l’autre hurlait comme l’avait fait le vent. Au premier impact son corps fut raidi et tiré. Lentement la hache s’éleva pour s’abattre à nouveau : il eut la poitrine compressée et une jambe cassée. Sans avoir entamé l’arbre, la hache frappa une troisième fois : son épaule bougea et les vertèbres cervicales cédèrent.
L’autre n’avait rien vu. Il voulait le sortir de là.
La seule chose qui comptait pour lui était de délivrer l’homme de l’arbre, alors il tapa et cogna encore et encore sans réaliser que chaque coup donné faisait croître l’arbre d’une saison, sans pour autant l’entamer.