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STOP CONSOMMATION

vendredi 21 avril 2000, par dvial

Le récit que la bourgeoisie - la grande comme les petitEs bourgeoisEs de l’eco-bio-gôchisme - déteste depuis 20 ans ⬇️
Évidemment, c’est un miroir que je leur tends et ce qu’illes y voient c’est leurs errements hypocrites, leurs vies d’impostures, leurs mensonges et leurs existences Spectaculaires mais vides de sens.

Aqui el mismo texto traducido en espagnol 🇪🇦
https://librairiemobile.wordpress.com/2014/12/19/stop-consumo/

david vial : STOP CONSOMMATION

STOP CONSOMMATION David Vial
- n° 06 – éditions Key Largo – janv. 2oo1 2 euros éd. Key Largo – Terre Blanque – 31470 ST-LYS ISBN : 2-9517237-5-X dépôt légal : octobre 2oo1

disponible sous Licence Creative Commons
chapitre 1

Le type a l’air jeune, la trentaine, grand, les cheveux châtains presque roux, en bataille sur le crâne. Il descend d’une voiture du passé, prend l’angle de la rue et remonte vers l’est. La patrouille continue sa route, laissant à une autre le soin de poursuivre la filature. Alex, le type, pousse la porte d’un drugstore. Il demande si son tampon est prêt. Commandé la veille par téléphone, l’objet a bien été livré, avec un box d’encre offert. Pour vérifier le motif, il réclame une feuille au commerçant, qui lui en sert une à l’effigie de coca. Alex presse le caoutchouc contre le box et vise le logo rouge. STOP apparaît en majuscules, police : charter one. Content du résultat, il froisse la feuille et la balance dans le poêle, qui brûle au milieu de la boutique. « Pas chaud hein !? » lâche-t-il en sortant.

Direction nord-est – secteur fluvial.

Se laissant porter par le trafic, Alex se roule une cigarette. Il sourit mais son visage est quand même grave, décidé. Quelques instants plus tard, il se gare devant un nouveau drugstore.

47 ème rue droite – n° 356

Alors qu’il entre là, un flic en civil entre dans le précédent. S’approchant du comptoir, il montre sa carte et pose des questions sur le type, qui vient de sortir. Le commerçant livre aussitôt le bon de commande, et révèle l’empreinte demandée par le client : STOP en majuscules, police : charter one. De son côté, Alex fait quelques pas vers un présentoir rouillé. Il interrompt un employé occupé à le garnir de chargeurs de tous modèles, qui finit par poser son portable, pour consulter l’écran tactile. « Oui, c’est fait. » Il fouille alors, et sort une caisse en bois de sous le comptoir. Dedans, il trouve le paquet. Là, Alex se sert : il prend un prospectus sur une pile et essaye le tampon. S’inscrit en majuscules : CONSOMMATION. Satisfait, il laisse le prospectus. En ressortant il inspire à fond avant de s’engouffrer dans une voiture. Puis il repart tranquille, se fondant dans le flot, respectant les limites. Toutes les voitures du passé, comme celle que conduit Alex, sont tenues de circuler sur un axe parallèle, non équipé de rails électros. Les routes d’asphalte ne sont d’ailleurs plus entretenues depuis plusieurs années. Il arrive qu’un véhicule abandonné reste là des mois avant d’être enlevé par les services de voirie, mais cela ne gêne que les utilisateurs de ces routes, ceux qui vivent encore dans le passé, ceux qui conduisent des vieilles bagnoles. Sur le périphérique, Alex songe à semer la patrouille. Il sait qu’il est filé chaque fois qu’il vient en ville, et il s’en fout. Les flics se contentent de le suivre, après l’avoir repéré sur un écran. C’est une sorte de contrat tacite entre ceux du dehors et les Brigades Municipales : si tu te tiens à carreaux, ils ferment les yeux. Ce qu’ils détestent, c’est la nouveauté, l’inconnu. Il vaut donc mieux utiliser le même véhicule auquel ils s’habituent, et qu’ils surveillent de loin, pour s’occuper. Alex file vers le sud. Il lui reste une dizaine de bornes à parcourir, avant de franchir la porte de la ville. Sur sa droite, les vaisseaux électriques glissent à vive allure, sans bruit, sans heurt, car le flux automobile est dense mais cependant régulé. Chaque véhicule, privé ou public, est en effet équipé d’une borne, le reliant au réseau. Cette borne multifonctions donne la position géographique, et reçoit des instructions qui font varier la vitesse, en fonction du trafic. Le conducteur ne s’occupe plus que du guidage. C’est un fameux progrès ! Une avancée technologique qui conduirait à grands pas les intégrés vers un futur toujours plus pratique, toujours plus efficace. Toutefois, l’attribution des bornes reste à ce jour soumise à certaines conditions : toute demande doit s’accompagner d’un justificatif de domicile en ville, la voiture à équiper doit avoir moins de cinq ans et surtout, il faut une carte créditée. Or Alex n’a pas de carte. Pour l’adresse en ville, il pourrait s’arranger. Mais pour la voiture, une carte est nécessaire. Pas de carte, pas de crédit ; pas de crédit, pas de voiture. Et pour avoir une carte, il faut d’abord vendre son temps. C’est cela qu’ils appellent être intégré : disposé à vendre son temps en échange d’une carte, qui permet d’accéder à tout ce que le progrès produit comme confort, comme distractions. Cela fait maintenant sept ou huit ans qu’on est passé à cette carte unique. L’objet devait être le nouveau symbole de la liberté individuelle. Personnelle, elle contient les renseignements suivants, saisis sur le plastique :

- état civil – nom – prénom – date et lieu de naissance
- adresse – téléphone – e-mail
- formations – compétences – savoir-faire – emplois exercés
- permis de conduire – laisser-passer
- données bancaires – judiciaires – notariales
- bilan de santé – groupe sanguin – compatibilités tissulaires

Viennent s’y ajouter les contrats d’assurances et de location, les crédits en cours, la fonction de clef universelle et bien sûr de carte de paiement. Toute la lourdeur administrative levée d’un coup, par la mise en cohérence de données fragmentées ; la liberté retrouvée pour des millions de citoyens perdus dans cette société libérale post-Kafkaïenne du début du siècle ; une révolution, censée reconstituer le tissu social en gommant les apparences de l’inégalité. On avait voté le passage à la carte par référendum. L’état devait ensuite les fabriquer : une par individu, une par citoyen légal du pays. Mais les banques bloquèrent le processus. Elles refusèrent de cautionner les endettés et ceux qui avaient eu un accident bancaire récent. Selon elles, ces personnes n’ont pas conscience de la valeur de l’argent et cette forme de déficience met en danger la société. On ne peut faire confiance à ceux qui prennent à la légère les fluctuations de leur compte, et même, dans la mesure où l’on mettait en commun l’ensemble des réserves d’argent, il leur paraissait acquis qu’un seul faux mouvement pourrait mettre en péril tout l’édifice. Les banquiers étaient tombés d’accord pour gérer les comptes de tous les habitants du pays, mais il fallait auparavant exclure ceux qui risquaient de déclencher une catastrophe, en déséquilibrant les flux par leurs frasques. L’état avait cédé, malgré les soulèvements populaires. C’est comme ça que les interdits bancaires, les faillitaires, les sur-endettés furent sacrifiés sur l’autel de réformes fatales, menant à une mondialisation globale pilotée par les tenants des bons modèles économiques. Ils furent de facto exclus des villes et vinrent grossir les rangs de ceux qui n’avaient plus ni carte ni chéquier, depuis déjà longtemps ; Alex avait fait partie de la charrette. Environ deux kilomètres avant le check-point se trouve une aire de repos accessible uniquement par la vieille route. La station a brûlé lors des événements et la végétation reprend le dessus, soulevant le bitume et brisant le béton. L’endroit est désert. Alex ralentit un peu et laisse passer la patrouille, sur l’autre axe. Elle l’attendrait plus loin sur la bande d’arrêt d’urgence mais il ne réapparaîtrait pas, et finalement, ils n’auraient qu’à mettre dans leur rapport : trace perdue à hauteur de l’aire du Volvestre à dix-sept heures vingt-quatre. Cela justifierait leur incompétence. Cette aire était vite devenue un passage privilégié, pour entrer en ville ou en sortir discrètement. Derrière le rideau de végétation part une route secondaire, un ancien accès de service qui permet de rejoindre les routes départementales. Cela mène bien loin du périmètre d’intervention des Brigades Municipales qui doivent, pour continuer à suivre une voiture sans borne, utiliser un hélico ou une visée satellite : très coûteux, très peu utilisé. De toute façon, les flics se fichent pas mal de savoir où il va. Il peut bien aller au diable pourvu qu’il dégage le secteur sans faire de vague. Leur seule préoccupation est que les non-intégrés ne fassent pas d’histoire le temps de leur présence en ville, et qu’ils y restent le moins longtemps possible. Ils ont comme consigne de signaler les déplacements et les endroits fréquentés par tout individu venu de l’extérieur, ensuite d’autres se chargent d’analyser et de recouper ces informations. Jugeant s’être assez éloigné du fracas de la ville, Alex se gare le long de la route déserte. Il s’étire, fait quelques pas sur la chaussée et remarque en contrebas, un verger. D’un bond il saute le fossé et se retrouve alors dans une allée de pommiers. Redevenus eux-mêmes, les arbres avaient donné des fruits bosselés et rabougris, des pommes petites comme des poings de bébé, à la peau rouge et fripée. Alex en cueille une et la croque, curieux. La saveur acidulée lui laisse un arrière goût sucré et délicat, un goût du passé, inconnu des jeunes intégrés. Tout en mangeant, il continue de marcher dans l’herbe haute, en exploration. L’allée d’arbres s’enfonce loin devant lui vers une rivière, et de chaque côté se trouvent d’autres allées parallèles, séparées par des peupliers. Sans doute devait-on jadis cultiver là toutes sortes de fruits. Etonnant que personne n’ait encore pillé l’endroit, déserté et abandonné depuis les événements. En retournant vers la route Alex se charge d’une petite provision de pommes rouges, puis il note avec précision sur une carte routière la position du verger. Car ce genre de renseignement est rare, pour lui et les siens cela peut être quelque chose de très précieux.
Chapitre 2

A hauteur de Sainte-Croix, Alex allume une radio de campagne, un ancien modèle de l’armée espagnole. Elle crache un son tordu, rapide, électronique. Il reconnaît le style de Pierre et sourit. Il l’imagine, perché sur ses machines, le corps battant le rythme, les mains mêlant les sons, malmenant les boutons. Dans une heure environ, il l’aura rejoint, lui et les autres membres de la tribu qu’ils forment tous non-intégrés associés pour occuper une baraque isolée juchée sur un sommet. Ils avaient tout de suite installé une radio pirate dont le rayon d’émission délimitait leur champ d’influence. Alex savait donc en entendant ce son qu’il arrivait, qu’il était en territoire ami.

« Alors, comment ça c’est passé ?
- Bien, j’ai les tampons. En rentrant, j’ai découvert des fruitiers. ça vaudrait le coup de faire un stock de pommes ou de poires, à mettre en compote. » Valérie éclate de rire. « Méfie-toi, on risque de te prendre au mot. »

Ils sont assis à table, dans une cuisine ouverte sur l’extérieur. Au sol, des carreaux multicolores composent des motifs réguliers, hypnotiques. Jean entre, au moment où Alex déballe son butin de pommes. Il s’exclame ravi, et d’une bouchée en avale une entière, tout heureux de la surprise. En mâchant il farfouille dans les boîtes pour sortir et essayer les tampons. STOP CONSOMMATION.

« – Parfait, dit-il, ça va faire un malheur ! On s’y met ? »

L’idée d’Alex est simple : il s’agit de découper des milliers de rectangles de papier, d’y apposer le slogan puis, quand il y en a assez, d’aller les tracter en ville. Pour cela, ils avaient mis au point un ingénieux système d’aile volante, qui permettait de hisser les tracts au dessus de la ville. Il suffisait de tirer un loquet pour qu’ils s’échappent, et tombent en pluie à des dizaines de mètres à la ronde. C’est comme ça qu’ils faisaient leur propagande révolutionnaire. L’astuce est d’ailleurs très efficace et peu dangereuse, car quand une patrouille repère un cerf-volant en l’air, c’est trop tard : déjà les tracts dégringolent et les types ont disparu, abandonnant l’engin au vent. Jean et Alex s’installent dans l’atelier, pour massicoter des bandes de papier.

« Comment c’était en ville ?
- Comme d’hab, les intégrés ont toujours le regard aussi vide, ils ne voient rien ni personne ; ça me fout le cafard. Je me demande si ce que nous faisons en touche un sur mille, en tout cas, ceux qui nous soutiennent ne se montrent pas trop.
- Ils aimeraient être à notre place. Loin de tout, tranquilles et autonomes…
- Ouais …
- Ils n’ont qu’à se bouger le cul. »

Après quelques minutes, Alex reprend.

« Et ici, quoi de neuf ?
- Un convoi est passée, ils viennent de Prague et descendent au Portugal.
- Ils voulaient se poser là ?
- Oui, c’est Valérie qui les a eus. Elle les a guidés par radio jusqu’au plateau du Plantaurel. Pour quelques jours, ça ira.
- Tu sais ce qu’ils ont ?
- Ils ont des champis et les troquent contre de la viande ou des épices. Mais je crois qu’on est à sec – ou limite.
- Et contre des fruits ? Des pommes ?
- A voir, j’en sais rien. »

Ils mettent trois bonnes heures à découper méticuleusement des carrés de dix sur dix puis quand c’est fait, ils retournent dans la maison où Pierre et Valérie cuisinent en chantant Boris Vian. A leur arrivée, dans la cuisinière de fonte, le feu soudain siffle si fort qu’il finit par l’emporter. Tous les quatre éclatent de rire et le bois crépite, pour conclure.

« Vous en êtes où, demande Pierre ?
- On a le papier, on a les tampons. On mange et on s’y remet. C’est quoi ? réclame Jean en soulevant un couvercle.
- Pas touche ! dit Valérie. Mettez donc la table, je vous sers. C’est du sanglier aux cèpes, une recette de sa grand-mère.
- De ma grand-tante, rectifie Pierre. Elle s’appelait Nina, une vraie sorcière dans l’âme.
- Une sorcière ?
- Oui. En fait, on la surnommait ainsi car c’était la seule à la ronde qui savait encore utiliser les plantes, les champignons. Quand elle mangeait des truffes ou qu’elle dépeçait un de ses lapins, on la traitait de sauvage, de barbare. N’empêche, le jour où c’est parti en live, ils étaient tous comme des gamins perdus. Plus d’électricité, plus de plats surgelés, plus de coupe-faim ni de quick-eat. Fallait les voir se lamenter ! Y en a pas mal dans le village qui sont morts de faim : trop fiers pour venir voir Nina. Les autres lui valent une fière chandelle, remarque. C’est elle qui m’a transmis tous ces petits secrets qui font de moi un être si exceptionnel !
- Tu parles ! T’as surtout eu du bol de connaître des paysans. Bon, on mange, propose Valérie. »

Chacun avait loué Nina et ses formules magiques, puis ils avaient mangé avec plaisir, dans la bonne humeur et l’odeur de festin. Cela ressemblait à une vieille carte ou une photo, sur laquelle on voit encore des gens assis ensemble à une table, pour partager un repas. Ici, les convives sont jeunes, débraillés et tatoués mais comme sur les images d’antan, on sait à leurs yeux qu’ils sont vivants et heureux de vivre. Une joie non feinte, sans sourire de convenance ni rire forcé. Seul Alex semble plus taciturne, moins enclin à s’amuser. C’est parce qu’il ne peut s’empêcher de penser à ce que vivent les intégrés. Au moment des événements, il avait un peu plus de vingt ans, comme Valérie et Pierre, mais lui habitait en ville. Et il y retourne trop souvent pour oublier la vie qu’ils mènent là-bas. Cela le rend triste de savoir. Pierre et Valérie ont été élevés ensemble par toute une troupe de théâtre de rue. Leurs parents sentirent le battement d’aile du papillon, et en prévision de la tempête à venir ils avaient opté pour une occupation sensée de leur temps : ils crachaient du feu, jonglaient et déambulaient à dix mètres du sol, au lieu de fabriquer des conneries. A l’époque les autres, ceux qui croyaient dur comme fer à la réalité des marchés et de la télé se foutaient de leur gueule. C’étaient des saltimbanques modernes, les amuseurs d’un public exigeant et souvent ignorant. Mais ce choix de vivre délibérément en marge s’avéra salvateur, car quand ça a commencé à déconner, les liens solides qu’ils avaient tissés dans toute l’Europe servirent de base au premier réseau d’organisation parallèle. Valérie et Pierre ont toujours connu la liberté. Ils sont conscients de ce que cela signifie et savent d’ailleurs à merveille disperser alentour la force et l’amour qui les animent. Alex les admire. Près d’eux, il sait que l’humanité persiste, et résiste à l’assaut des ego. Mais il peut aussi estimer la marge qui les isole des intégrés, et cette marge est telle que cela provoque en lui une tension parfois insoutenable. Il a du mal à croire que son action, que leurs actions, aient quelques chances d’amener une intégrée à être, après tant d’années passées à paraître. Il désespérait devant la lutte à mener, il savait qu’il n’en récolterait pas les fruits, et cela le minait. Pour Jean, c’était encore différent. Plus âgé qu’eux, il vivait son sort comme la grande aventure de sa vie. Lui, se foutait des intégrés et de leur vie merdique. Un beau jour, il avait tout balancé d’un coup pour repartir à zéro, et après huit ans de galères, il était enfin tombé sur les bonnes personnes. C’est pour ça que lorsqu’Alex se morfond sur le devenir de ses contemporains, ça l’agace. C’est ce qu’il appelle le syndrome de l’intégration, comme un mal du pays. Selon lui, si Alex refuse de vivre sa liberté, c’est parce qu’il n’a pas bien tranché ses anciens liens. Il considère, pour l’avoir fait lui-même, que si réellement les intégrés le veulent, ils peuvent tout changer. Mais il est aussi conscient que tout le monde n’est pas prêt en même temps, pour vivre libre. Il sait bien que de nombreux humains ont encore besoin de se référer à une autorité qui les dépasse. Qu’elle soit religieuse, politique ou économique. Cela les rassure de savoir que quelqu’un sait ce que eux ne savent pas. Ils délèguent leur responsabilité et se contentent de consommer. Sous prétexte de payer, ils exigent que l’on s’occupe d’eux, qu’on les conseille, qu’on les soigne, qu’on les nourrisse, qu’on les distrait, qu’on les flatte, qu’on leur raconte des histoires le soir, avant d’aller au lit. Pour Jean, Alex est un romantique, un solaire attiré par la Lune qui souffre de la dualité du monde. Mais au fond il l’aimait bien, et parfois, il racontait au micro ses souvenirs d’intégré. C’est le moyen qu’Alex avait trouvé pour donner du sens à leur passé : archiver, fixer leur mémoire, et témoigner devant les générations à venir de ce qu’ils avaient vu, et vécu.
chapitre 3

La fabrication des cerfs-volants est le domaine réservé de Jean. C’est le plus habile de ses mains, le plus habitué à manier la scie et la clef de dix. Par souci de légèreté il utilise de fins roseaux liés ensemble pour former l’armature. Il tend dessus la toile, découpée dans un parachute ensuite il fixe la boîte à chaussures qui contient les tracts. Une trappe fermée par du velcro permet l’ouverture à distance grâce à un filin indépendant. Il suffit d’attendre que le vent porte l’engin à une dizaine de mètres du sol pour déclencher le mécanisme. La pluie de papier inonde alors la zone, en quelques secondes. Quand tout est prêt, ils chargent la voiture. Alex s’installe au volant, seuls Pierre et Valérie l’accompagnent. Pour Jean, il est hors de question de retourner en ville pour le moment, il s’y sent trop mal et de toute façon a autre chose à faire. Au passage, Alex signale le verger à Valérie et promet de s’arrêter au retour. Le brouillard qui monte du ruisseau camoufle encore les arbres. Pierre reste silencieux, se concentrant sur ce qu’il allait faire. Car c’est peut-être leur vingtième tractage et ils s’en sortent toujours, mais en réalité, tout dépend de lui. S’il estime mal la vitesse du vent ou sa direction, le cerf-volant peut s’écraser en une seconde sur les passants, ruinant l’opération et les forçant à un départ précipité. Alors pour se concentrer, il respire doucement, sentant son diaphragme se soulever, tendant son corps et son esprit pour préparer l’action tout à l’heure. Ils rejoignent le réseau par l’aire du Volvestre, et s’engagent sur l’antique autoroute. L’asphalte est déserte. Le soleil réchauffe le sol humide et l’on entend en dessous les flaques, affolées, effrayées par l’effet des roues. Sous le premier pont Alex remarque les caméras, braquées sur la circulation. A l’arrière, Pierre déplie la capote. Dans le ciel soudain dégagé ils voient alors courrir à vive allure de beaux nuages blancs, signe d’une éclaircie durable. Valérie ne peut s’empêcher de rire à leur barbe pour les saluer. Contrôle 212 à centrale. Contrôle 212 à centrale. Véhicule non borné repéré. Type : Peugeot 404. Couleur : beige. Direction nord. Je répète : direction nord.

L’air leur frictionne les oreilles. Pierre vérifie la boîte, sa fixation sur l’armature et enfin l’attache velcro. Tout est en place. Prêt à l’emploi. Ils approchent. Alex choisit de contourner le centre ville pour remonter vers le lieu de tractage derrière une zone pavillonnaire. Il roule lentement, pour éviter les ornières. Des grillages isolent la vieille route d’un environnement hostile. Vue d’en haut, elle fait comme un trait de verdure, taillant de travers un puzzle géométrique. Dans ce quartier, toutes les maisons préfabriquées sont disposées en lignes régulières délimitant pour chacun un carré de pelouse en rouleau. Certains ont creusé un trou d’eau : signe de prospérité, d’autres ont construit des garages pour protéger leur véhicule. L’ensemble est desservi par de larges allées de goudron rouge, sur lequel il est plus aisé de s’exercer à la trottinette. Les arbres sont absents, remplacés par des réverbères et les enfants jouent sagement, presque sans bouger, sans crier, sans gesticuler ni rire, ni même pleurer.

Centrale à toutes les voitures. Centrale à toutes les voitures. Véhicule non borné identifié. Type : Peugeot404. Couleur : beige. Immatriculation : 3486 ATJ 09. Ordre de filature secteur nord-est. Je répète ordre de filature secteur nord-est.

Ils arrivent en vue du pont. L’ouvrage, long de près d’une centaine de mètres constitue la meilleure piste d’envol qu’ils aient trouvée pour le moment. De là, le vent pousse toujours les tracts vers les rues commerçantes des quais, parfois certains glissent même jusqu’à la gare. Cette fois-ci, le message est clair. Le slogan est destiné à montrer aux spéculateurs que le marché reste dépendant des consommateurs. C’est aussi une injonction mesurée, un conseil promulgué, une règle révélée, censée faire cesser les attaques insensées menées par l’ego contre une Terre, fatiguée de supporter les caprices d’un genre humain. STOP CONSOMMATION.

Voiture 62 à centrale. Voiture 62 à centrale. Patrouillons dans le secteur. Ordre bien reçu. Je répète ordre bien reçu.

Pierre évalue le vent, le hume, le caresse pour s’en faire l’ami. Puis il rabat complètement la capote et libère le cerf-volant. Valérie l’aide en soulageant l’avant de l’appareil pendant qu’il s’installe assis, le dos calé par la banquette. Ils posent l’engin sur l’air et Pierre s’habitue à le maintenir, à un ou deux mètres de la voiture. Quand il le sent bien gonflé, pressé de s’élever, il lâche un peu de mou. L’aile blanche part en flèche. En un instant, elle est à dix mètres du sol. Des rafales brèves et fortes la poussent alors hors de l’axe de la route, Pierre tente de l’accompagner en pivotant pour ne pas croiser les commandes, mais le vent, trop irrégulier malmène l’engin. C’est en accélérant un peu qu’Alex le replace au dessus d’eux, parallèle au pont. Valérie comprend qu’ils ne pourront l’amener plus haut sans risquer de le perdre elle tire d’un coup le fil déclencheur. Voiture 62 à centrale. Voiture 62 à centrale. Repérons cerf-volant, je répète : cerf-volant repéré. Secteur fluvial. Point d’attache au sol évalué à moins d’un kilomètre. Nous dirigeons sur zone. Je répète : nous dirigeons sur zone. Au même instant, les tracts inondent le ciel. L’essaim de papier fond sur les passants à la fois surpris et ébahis que quelque chose vienne du ciel. Eux qui d’ordinaire marchent en lustrant le sol du regard, les voilà qui présentent soudain au soleil un visage radieux et enfantin. Cela ne dure pas. Après s’être échangé quelques regards incrédules, ils baissent à nouveau la tête pour lire :
STOP CONSOMMATION

Peu osent cueillir un bout de papier, mais tous ont l’inconscient impressionné comme un négatif, par le slogan salvateur. Et dans la journée la plupart se vanteront d’avoir vécu quelque chose d’extraordinaire. C’est sans doute ainsi que les messages circulent le mieux : inconsciemment d’esprit à esprit.

« Opération réussie, je répète opération réussie » Pierre avait failli lâcher prise au moment du largage : moins lourd, le cerf-volant prenait le large ; mais il mettait un point d’honneur à le maintenir en prise jusqu’à la libération du dernier tract. Alors seulement il pouvait laisser les commandes et sa joie s’échapper, relâchant enfin la tension accumulée. Arrivés en bout de pont, ils s’engagent dans une rue fréquentée pour s’éclipser. Le toit est en place, rien ne les signale, si ce n’est leur mine réjouie. Voiture 62 à centrale. Voiture 62 à centrale. Véhicule repéré, je répète : véhicule repéré. Trois individus à bord. Rien d’anormal à signaler, je répète : rien d’anormal à signaler. Demande d’interception ?

Valérie repère la patrouille sur la droite, débouchant à vive allure. Elle se met à leur hauteur, sur le réseau parallèle. Aucun des trois ne regarde dans sa direction, pour éviter de croiser l’oeil de la caméra. « Centrale à voiture 62. Centrale à voiture 62. Négatif, je répète négatif. Ordre de filature. A vous.
- Voiture 62 à centrale, message bien reçu. Début de filature : treize heures quarante-neuf. Direction sud-est. »

Sans les lâcher, la patrouille ralentit un peu pour se placer derrière, à quelques dizaines de mètres. Alex sait qu’ils n’ont plus rien à craindre jusqu’à l’aire de sortie. Il reprend le périphérique, et roule à vitesse autorisée vers le sud. Valérie passe alors à l’arrière, où Pierre roule une cigarette en commentant son exploit. Ils se chamaillent pour l’allumer, gigotant d’un bord à l’autre de la banquette. Cela pourrait passer pour un enfantillage de plus, mais Alex leur rappelle que la patrouille les filme en permanence. En réaction, ils se baissent complètement, disparaissant derrière les sièges. Cela ne les empêche pas de rire à l’étouffée, alternant baisers et longues inspirations. Ils n’acceptent de remonter qu’une fois sortis de la ville, quand Alex se gare enfin, dans l’herbe.

« Voilà donc ton verger ? Tu sais que je suis venue pour ça. J’espère que les oiseaux n’ont pas tout bouffé. »

Valérie plonge vers les fruitiers, débarrassés de l’ouate du matin. Elle court dans l’allée par sauts de biais, comme le font les enfants heureux. Puis elle s’arrête, les laissant la rejoindre. Elle cueille une pomme jaune. Un instant, elle hésite à rejouer la scène du péché, puis se ravisant préfère citer Twain avec style, pour les accueillir dans ce nouveau monde, ce paradis :

« Tout parait mieux que ça ne l’était hier. Dans la précipitation de l’achèvement, on avait laissé les montagnes déchiquetées et quelques plaines si encombrées d’ordures et de débris que leur aspect était fort inquiétant. La hâte ne va pas aux belles et nobles oeuvres d’art ; or ce monde neuf et majestueux est assurément un ouvrage très noble et beau. Et il est sûrement très proche de le perfection, malgré la rapidité de sa réalisation. On compte trop d’étoiles à certains endroits et pas assez à d’autres, mais on va sans doute y remédier un de ces jours. La Lune s’est détachée hier soir, elle a glissé, est sortie du cadre – c’est une très grave perte ; j’en ai le coeur brisé rien que d’y penser. Il n’y a pas d’autres ornements ni de décoration qui lui soient comparables pour la beauté et le lustre. On aurait dû mieux l’accrocher. Si seulement on pouvait la récupérer … »*

* : Mark Twain. Le journal d’ève. éd. mille et une nuits n°56.
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